La Main dans l'ombre (1983)

 



Le système sans ombres

Tel est le vrai titre du film que Rudolf Thome a rélisé en 1983: "la Main dans l’ombre” est l’histoire d’un casse ordinateur. Cette fable n’a pas de morale mais elle est terriblement logique

"Entre eux, il n'est pas besoin d'un regard, d'un geste, d'un contact quelconque”, disait déjà Goethe des personnages de ses proprès Affinités électives (1809). "Etre ensemble” leur suffisait. C'est donc sans surprise que nous apprenons qu'après avoir tourné (en 1983, à Berlin et à Zurich) cette étrange Main dans l'ombre, Rudolf Thome vient de porter à l'écran (sous le titre Tarot le chef-d'œuvre goethéen.

Il faut se faire à l'idée que les cinéastes allemands, souvent, sont plus actuels que leurs collègues français. Plus romantiques (allemands), ils reviennent volontiers sur ces histoires d'affinités électives, d'atomes crochus, de chimie des sentiments et d'utopies domestiques. Cela donne aussi bien Faux Mouvement de Wenders que la Femme flambée de Van Ackeren, beaucoup de films de Kluge, de Fassbinder et tous ceux - ceux du moins que nous connaissons - de ce cinéaste vraiment trop méconnu (en France) qu'est Rudolf Thome.

Ils ont pour cela quelques atouts. D'abord l'abstraction du décor allemand et particulièrement de Berlin, cette île-vitrine qui appelle le «in vitro» des expériences. «Etre ensemble» est à Berlin à la fois un luxe et un destin, unmode de vie et un exercice de style. Ensuite, les acteurs. C'est parce que le cinéma allemand n'a plus a tenir compte d'un star-system à l'américaine ou même d'un bancal vedettariat franco-européen qu'il dispose d'acteurs aussi solidement neutres, maléfiques ou bienveillants que Bruno Ganz, Hanns Zischler ou Rüdiger Vogler. Il est possible, à cause d'eux, de raconter des histoires un petit peu plus complexes que celles des polars agités par le énième degré du cinéma français.

Si donc voyant cette Main dans l'ombre, vous vous demandez d'où vient le léger «exotisme» du film - son charme - demandez-vous plutôt qui, en France, pourrait jouer Faber (l'informaticien qui bascule) comme Ganz, et Mélo (le truand mondain qui manipule) comme Zischler. Il semble bien que le cinéma français ne dispose pas de ces quadragénaires-là: intellos doux et fêlés, «naturels» et tordus. C'est sans doute ce qui explique qu'à un moment les cinéphiles français aient pu s'identifier au couple errant vedette de Au fil du temps. Ou à Bruno Ganz.

Ce préambule n'est pas destiné ~a préparer le lecteur à l'idée que la Main dans l'ombre est un abscons slalom (il s'agit bel et bien d'une intrigue policière) mais il dit qu'il existe des films d'action sans violence et des suspenses (presque)sans hystérie. Des histoires où l'essentiel se passe dans la tête des personnges. Celle de la Main dans l'ombre, par exemple, qui soude un temps trois personnages autour d'un «coup» si clean, si irréel qu'il s'ensuit pour eux comme pour le spectateur comme un vertige devant «la vérité incalculable de la vie» (Goethe encoré).

Faber, c'est son métier, veille sur les programmes informatiques de certaines grandes entreprises - des banques surtout. Au moindre pépin, on fait appel à lui (il y a chez lui un côté «j'ai une urgence» de chez Darty). Il suffit que Faber fasse la connaissance de Juliet (dont il est vite l'amoureux non transi) et de Mélo (ontologiquement louche, mais au charme métallique) pour se laisser persuader de monter ce qu'il faut bien appeler un «casse informatique».

Il suffit de deux choses: neutraliser le système de sécurité à l'intérieur des codes et provoquer une panne en coupant le courant qui approvisionne l'ordinateur de la banque. Ensuite, il n'y a qu'à attendre que celle-ci fasse appel à son réparateur (Faber) pour que celui-ci en profite pour «entrer» quelques données illégales qui se matérialiseront par un virement clandestin de quelques millions sur un compte à Zurich que Faber (avec de faux papiers fournis par Mélo) aura préalablement ouvert. Tout se passe comme prévu, à un détail près: au moment où ils provoquaient la panne, les sbires (fournis eux aussi par Mélo) ont tué le gardien qui les avait surpris. Ils deviennent, du coup, plus gourmands et Faber comprend qu'il est piégé. Le trio pourtant s'éclipse en Suisse, attend que le virement ait eu lieu et se cache dans un chalet plus qu'enneigé.

Comme ses personnages, Thome se hâte lentement et fait mine d'admirer au passage tout un paysage de pistes à moitié fausses. C'est alors que le spectateur hystérique risque d'être sérieusement décontenancé, comme si trop de limpidité ne présageait non seulement rien de bon mais rien de «présageable». Car ce n'est pas parce que les deux hommes ont commencé par se mesurer aux échecs (Faber gagne) qu'il faut s'attendre à une métaphore-navet à la Diagonale du fou et ce n'est pas parce qu'il y a une femme et deux hommes qu'il faut conclure à une psychologie des pulsions rentrées et des huis-clos «jeu de la vérité». Pas plus que les bouts entrevus de la «scène berlinoise» n'impliquent un regard sociologique de la part de Thome. Ces pistes n'ont aux yeux de Thome qu'un intérêt: elles préparent le spectateur à l'essentiel.

Or l'essentiel n'est pas le climat, ni le dénouement; l'essentiel est plus étrange. L'euphorie que le spectateur éprouve dans toute la dernière partie de la Main dans l'ombre (livraison de l'argent, partage du butin, séparation des complices, scène de l'aéroport, fin du film) se teinte d'inquiétude, sinon d'angoisse. C'est l'instrumentalité du monde (Zuhandenheit, disait Heidegger) qui est livrée à notre contemplation énervée et à la caméra attentive de Martin Schäfer. Et c'est l'instrumentalité des êtres qui lui est froidement ajoutée. Comme chez Tati, Hawks ou Rohmer, il y a chez Thome une fascination devant un monde où tout, fatalement, fonctionne. Avec nous, contre nous, sans nous. Nous sommes loin de la métaphysique du grain de sable (humain) qui grippe la machine (inhumaine). Nous sommes même au-delà de la dérision du qui-perd-gagne: le rire final de Faber est une reprise, en plus sec encore, de celui de Mason à la fin de l'Affaire Ciceron de Mankiewicz.

Le récit est une fusée porteuse. Plus le point de départ est fort (ce «casse informatique» est une belle idée de scénario), - plus vite il place le film sur orbite, puis en roue libre, jus u'à l'entropie du «cinéma pur». Il laut bien émerveiller le spectateur avec un plan diabolique (qui marche) pour finir par lui donner à voir une voiture qui démarre (et qui marche) comme un événement émerveillant. Qui peut le plus peut le moins.

Et les personnages là-dedans? C'est ici qu'il faut redire que Ganz «le bon» et Zischler «le méchant», par leur jeu à la fois ironique et appliqué, par leur façon d'être - de toute façon - d'inentamables losers, sont les acteurs rêvés de cette belle fable. Sans moralité.


P.S. C'est Dominique Laffin qui interprète le rôle de Juliet et c'est avec émotion qu'il faut dire que là encore elle était parfaite. Le long plan où elle gagne au casino est un autre moment de cinéma pur.


Serge DANEY dans Libération 7. 2. 1986

 

 

Il est temps d’aimer Thome

Rudolf Thome n’est pas mécontent. Ni de lui, ni du public allemand qui a fini par le reconnaître, ni des perspectives d'avenir puisque son tout dernier film, Tarot. ira forcément à Cannes. Thome aurait pu être mécontent, cependant. Puisqu'en France, lorsqu'on mentionne le déja vieux ex-jeune cinéma allemand (Fassbinder, Wenders, Schröter, Herzog, etc.) on oublie régulièrement Thome. Seuls deux de ses films ont été commercialement distribués en France, le météorique Made in Germany and USA (1974) et l'aérolithique Description d'une île (1979). Ce dernier film est pourtant l'un des projet filmiques les plus calmement ahurissants du cinéma des années soixante dix. Trop lisse, trop pervers, trop ennemi de toute glu sentimentale pour faire à Thome autre chose qu'une bonne réputation en sourdine.
Cela devrait cesser. Il y a trop peu de cinéastes qui se fassent encore «une certaine idée» du cinéma, de celui qu'ils veulent faire et de celu qu'ils ne veulent pas faire, pour que nous nous payions plus longtemps le luxe de ne pas compter Thome parmi ceux qui ont bien raison de s'obstiner.

LIBERATION. - Qu'est-ce qui est venu d'abord, les personnages ou l'ordinateur?

RUDOLF THOME.- Les personnages. A l'époque je ne m'intéressais pas beaucoup aux ordinateurs. A la fin du tournage de Berlin Chamissoplatz, mon scénariste Jochen Brunow m'a dit, ce serait bien d'avoir un film avec Ganz, Zischler et une femme. J’avais rencontré Ganz une fois dans un aéroport, je n'aimais pas trop ce qu il faisait dans les films où il jouait, je le trouvais différent, plus intéressant que ça. Ensuite, on a dù lire des choses dans les journaux comme cette histoire fabuleuse du type qui a passé toutes les décimales des opérations bancaires sur un compte à part...

LIBERATION. - Et maintenant, ça vous intéresse davantage?

R.T. - Maintenant, ça me passionne (rires). J'ai appris deux ou trois langàges informatiques, je peux programmer, j'en sais beaucoup plus.

LIBERATION. - Dans le film, beaucoup de choses se passent dans la tête des gens ou dans la mémoire des ordinateurs; cela crée un monde un peu désincarné, un monde nouveau à explorer.

RT. - Je ne suis pas d'accord. En général, les cinéastes allemands ont une idée en tête, a priori, et ils la font passer dans le film. Alors qu'en France - et pour moi le meilleur exemple est Rohmer, surtout les Nuits de la pleine lune - il y a des cinéastes qui n’expliquent rien, qui vous montrent seulement les acteurs. Pascale Ogier, je pourrais la regarder des heures, chaque petit mouvement qu'elle fait compte et en même temps cela ne signifie pas immédiatement.

LIBERATION. - Behaviorisme?

R.T. - Oui

LIBERATION. - Comme Rohmer, vous aimez ce moment où il n' y a plus rien à comprendre et à élucider et il reste tout à voir et montrer.

R.T. - Oui, je me méfié beaucoup de la psychologie. J'ai confiance.dans la chimie. En un sens je crois au destin. Dans Tarot, je fais dire à un personnage «vous rencontrer toujours les gens auprès de qui vous aller apprendre quelque chose.».

LIBERATION. - Est-ce qu'il ne subsiste pas en Allemagne plus qu'en France, cette idée d'expérimentation?

R.T. - Non, je me sens plus proche de Rohmer ou du Jarmusch de Stranger than Paradis. Il y a peu de temps, j'ai vu pendant dix jours tous les films de Rossellini parce que je suis en train d'écrire un livre sur lui. Maintenant, je sais pourquoi je me sens proche de lui. Cette façon d'observer les gens, de rester toujours près d'eux... Même dans les films de télévision de la fin que beaucoup de gens n'aiment pas, les films sur saint Augustin, les Medicis, le Messie, (j'adore le Messie!), il y a cela.

LIBERATION. - Un cinéaste qui prend la peine d’écrire sur un cinéaste du passé, c'est devenu une chose rare.

R.T.- Je pense que c'est à moi de le faire. J'avais vu les films de Rossellini dans le désordre. J'étais très impressionné par Stromboli, Anima nera ou Vanina Vanini… Cest mon devoir, en un sens, parce que personne d'autre ne le fera. Il y a bien Adriano Apra qui est en train de réunir une somme sur Rossellini, mais mon point de vue diverge du sien.

LIBERATION. - Rossellini c'est à la fois la question des médias (la télé) et la question du temps (le temps qu'il faut pour comprendre les choses). Or, s'il y a une chose qui manque de plus en plus, c'est bien la patience.

R.T. - En général, les gens n'ont plus cette patience. Nous sommes soumis au style incroyablement rapide du nouveau cinéma américain. Dès qu'on en sort, les gens disent «mais c'est long!». Un critique américain a vu mon film à Chicago et il a remarqué que mes scènes étaient toujours un petit peu plus longues que «la normale». Je le sais bien, je le fais exprès.

LIBERATION. - Comment avez-vous rencontré, Dominique Lafin?

R.T. – Je dois admettre que c'est Juliet Berto, que je voulais. Je la voulais déjà pour Description d'une île. Mais à chaque fois ça n’est pas fait. J’avais vu Dominique Laffin, dans la Femme qui pleure, je l'avais trouvée formidable, et j'ai très vite pensé à elle pour le rôle de... Juliet. Elle a appris l'allemand pour jouer le rôle, c’était très dur pour elle.

LIBERATION.- Il y a trois parenthèses musicales dans le film, à la fois et troublantes.

R.T. – J’ai eu beaucoup de problèmes avec ça. Le distributeur a failli ne pas sortir le film. Je ne pense quand même pas que ce soit si difficile pour un spectateur de les accepter. Je crois qu 'il s'agit d'une sorte de commentaire de ce qui se passe à l'intérieur de Bruno Ganz. La première scène, avec Mikro Rilling qui improvise au violoncelle, renvoie à son présent, la seconde avec Laurie Anderson, à son futur et la troisième avec les masques du carnaval suisse, à son passé. Enfin, le crois...

LIBERATION. - Cela veut dire quoi le cinéma «allemand» en 1986?

R.T. - Je ne suis pas trop pessimiste. Après tout, Zimmermann n'a pas réussi son coup. Il voulait rétablir et encourager un cinéma allemand commercial, comme avant, mais même ce cinéma-là, on ne sait plus le faire! Il faudra bien que le cinéma allemand continue avec ses auteurs.

LIBERATION. - Et où est-ce que ça se passe?

R.T. -A Berlin et à Munich. Sans qu'on puisse parler de «styles» respectifs. Un moment, on avait parlé d'une «sensibilité munichoise» à propos de gens comme Wenders, Straub ou moi. Je déteste ce genre d'étiquetage. Je suis allé à Berlin et aussitôt on a parlé de «sensibilité berlinoise».

LIBERATION. - Les acteurs allemands sont-ils inspirants?

R.T. - Dans ce film, Zischler et Ganz sont très près de ce qu’ils sont dans la vie. C'est ce que je veux. Avec Ganz surtout, il fallait toujours l'empêcher de surjouer, et même de jouer. Au théâtre, c'est différent, ils doivent jouer, bien que je n'aime pas beaucoup non plus la façon dont ils jouent au théâtre, où d'ailleurs je vais assez peu...

LIBERATION. - Et le cinéma français vu d'Allemagne?…

R.T. - Il me suffit qu’il y ait quelqu'un comme Rohmer dont je sais que nous travaillons un peu sur les mêmes choses. C'est un vieil homme maintenant et pourtant ses films sont de plus en plus jeunes, de plus en plus frais...

(visiblement, Thome - qui a 47 ans entend bien, lui aussi, aller vers une fraicheur de plus en plus grande).

Propos recueillis par S(erge).D(aney).

 

 

ÉCHEC ET MAT

LA MAIN DANS L'OMBRE (SYSTEM OHNE SCHATTEN) (RFA, 1983). Réalisation : Rudolf Thome. Scénario: Jochen Brunow. Image: Martin Schäfer. Son: Detlev Fichtner. Montage: Ursula West. Musique: Dollar Brand. Interprétation: Bruno Ganz, Dominique Laffin, Hanns Zischler, Sylvie Kekule, Konstantin Papanastasiou, Laurie Anderson, Mikro Rilling, Halbe Jelinek, Joachim Grigo. Production : Anthea-Film (Münich), Moana-Film (Berlin). Distribution: Lasa Films. Durée: 1 h 54.

La partie d'échecs est une métaphore à tiroirs: elle est donc au cinéma d'un usage assez rentable. Elle implique la maîtrise, elle, sur la durée, mais également sur les contraintes (chaque partie a son tempo, comme un film), et sur la rivalité mimétique. Les adversaires ne se haïssent pas, ils s'observent, se découvrent et, pourquoi pas, apprennent à s'estimer. Mais il faut qu'à la fin le roi soit nu : «mat». C'est ce qui arrive à Faber (Bruno Ganz), le héros du film de Rudolf Thome, quand il se retrouve, au dernier plan, dépouillé, ayant tout perdu, amour et argent, loin de Berlin, en plein «no man's land» zurichois. Alors il rit, en son for intérieur, du rire sympathique de l'idiot qui s'est fait berner, moins par ses adversaires (les ennemis, dans le film, ont une pâle figure de gangsters, à peine dessinés, purement véhiculaires du «thriller» qu'a voulu à peine ébaucher Thome), que par ses propres illusions, son manque de chance. Faber est «mat». Entre-temps, entre le début et la fin de cette partie d'échecs qui enveloppe le film, il s'est passé une histoire (d'amour et de combine), avec des rencontres, du mouvement.

Faber, homme seul, un brin mélancolique, passe sa vie à faire et défaire des programmes informatiques. C'est à la fois son travail (il est employé d'une grosse compagnie qui se met au service des banques), et son «hobby». Sa voisine, qui fut sans doute un temps sa maîtresse, décide de le sortir un soir de sa morosité, en l'emmenant à un vernissage. Faber y rencontre Juliet (Dominique Laffin) et Melo (Hanns Zischler). Dès lors, la vie de Faber va se (dé)régler à partir d'un double programme: relation d'amour avec Juliet, et projet de super-combine que lui propose le roué Melo. Pour coller à Juliet, cette actrice parisienne installée à Berlin, y espérant des rôles qu'on ne lui offrait plus dans son pays (il y a dans La Main dans l'ombre une très belle scène de «film dans le film», à la fois d'hommage in vivo à Dominique Laffin et au travail de Jacques Doillon, lorsque Juliet emmène Faber voir La Femme qui pleure dans un cinéma de la ville: on ne sait plus très bien si c'est au personnage qu'on a à faire - Juliet - ou à l'actrice elle-même, et ce coup de chapeau prend aujourd'hui une tout autre dimension, plus émouvante encore), Faber va prendre des risques, gripper sa propre machine de vie, y introduire le grain de sable qui va tout foutre en l'air. Melo charge Faber de provoquer une panne dans le système d'ordinateurs qui enregistrent les transferts de fonds entre banques internationales, ce qui lui donne le temps d'introduire un code secret qui correspond à un compte en Suisse sur lequel s'accumulent des sommes détournées. Ce n'est pas tant la machination qui mobilise Thome - il n'y a qu'à voir la simplicité, voire la banalité de l'unique scène d'action au cours de laquelle a lieu l'effraction - que la mise en relation des choses, les mouvements secrets, au double sens du mot: trafic de données et de sentiments. De là sans doute le côté (trop) mélancolique du film, la langueur de sa mise en scène, une certaine durée qui n'en finit pas de durer (la très belle séquence musicale avec Laurie Anderson, qui n'a rien à voir avec le récit, oblige le spectateur à se «déconnecter» du film, ce qui rend plus difficile le retour au vrai programme fictionnel) et qui est malheureusement trop souvent la maladie du «cinéma cinéma». La Main dans l'ombre est à mon avis le type même de petite histoire (qui aurait fait une bonne série B, si le cinéma allemand pouvait encore en offrir le cadre aujourd'hui) qui se perd dans un habit cinématographique trop large, qui ne lui correspond pas, ou plus.

Il n'en demeure pas moins un beau film sur la confusion des sentiments, la face cachée de l'amour, les jeux d'ombres à trois personnages (la dernière partie, dans la neige, autour du chalet suisse, a des côtés Jules et Jim), cet espèce d'entrelacement entre le secret amoureux et le désir d'être «hors de soi», de quitter la grisaille, l'envie de jouer sa vie sur un coup de dés. Et c'est aussi l'occasion de voir de très bons acteurs, Ganz et Zischler, habités par le film, et surtout Dominique Laffin, merveilleuse, qui joue vrai, parle vrai (elle a appris à parler allemand pour ce rôle), rit et pleure vrai, se met en jeu à chaque plan.
Serge Toubiana dans Cahiers du Cinéma No 380, Fevrier 1986