Description d'une île (1977-1979)
Description d'une île sort à Paris
Description d'une île, de Rudolf Thome et Cynthia Beatt sort à
Paris le 22 octobre, au studio Action République. C'est un film
distribué par Hors-Champ. C'est le septième long metrage de Thome
qui est un des cinéastes les plus originaux du cinéma allemand.
Le Goethe Institut lui a d'ailleurs rendu hommage (lu 13 au 22
octobre. Description d'une île est un film indescriptible (d'où
soit titre), il n'existe que dans l'expérience du spectateur qui
le voit. Pas du tout par complexité, obscurité ou volonté délibérée
de surprendre, plutôt à force de simplicité, de fluidité. Faux
récit d'aventures stevensonien, faux parcours d'exilés, faux bons
sauvages, etc. Vrai grand film, le plus tranquillement radical
jamais fait autour du thème de l'utopie.
S(erge).D(aney). dans Cahiers du Cinéma No 317, Novembre 1980
DESCRIPTION D'UNE ILE
ENTRETIEN AVEC RUDOLF THOME
Thome est le plus important des cinéastes allemands encore inconnus
en France. La sortie à Paris de Description d'une île devrait modifier cette méconnaissance. Dans l'entretien qui suit,
le lecteur ne sera pas surpris de retrouver l'interrogation des
cinéastes d'Outre-Rhin: qu'en est-il d'une Allemagne «hors d'elle-même»,
introuvable, exilée ? Après Wenders, New York et la Californie,
voici Tbome entre deux autres territoires de cinéma : la Série
B américaine et le Pacifique de Murnau. Dans le texte qui fait
suite à l'entretien, Yann Lardeau retrace l'évolution de ce qui
est déjà une uvre.
Cahiers. Comment avez-vous produit Description d'une île?
Thome. Jusque là, tous mes films avaient été faits d'une manière
indépendante. Pour ce film, j'ai eu de l'argent du gouvernement
allemand, mais ce fut assez compliqué parce qu'en 1976 ils m'avaient
d'abord refusé cet argent parce que je ne leur avais donné que
cinq pages à lire, ce qui était trop peu pour eux. Puis j'ai fait
ce livre (reproduit dans un numéro de Filmkritik), et un texte
sur ma méthode de tournage. Pour tout cela, j'ai obtenu 250 000
marks puis 50 000 marks d'une autre institution, Puis deux semaines
avant le tournage encore 200 000 marks de la seconde chaîne de
télé.
Cahiers. Mais avant, vous n'aviez jamais eu à trouver d'argent pour faire
un film?
Thome. Non, mes deux premiers films ont été produits par des producteurs
normaux. Il n'y avait pas encore besoin de demander de l'argent
public. Puis il y a eu cette disparition des producteurs (aujourd'hui
encore, les «producteurs» se contentent de réunir de l'argent,
mais s'ils en ont, ils ne le mettent pas dans des films). Le système
de distribution était cassé, tout le système du cinéma allemand
était cassé. C'est à ce moment que je me suis replié sur de petits
films pas chers, comme Made in Germany and USA que j'ai dû faire pour 10 000 marks. Mais déjà, dans mes deux
premiers films (Detektive et Rote Sonne), je me disais: je fais un documentaire sur des acteurs qui jouent
quelque chose écrit par Max Zihlmann, mon scénariste. J'avais
déjà le sentiment de faire quelque chose dans le style documentaire.
Parce qu'une page de script, ce n'est rien, ça n'a pas de réalité.
Cahiers. Cette idée d'un film qui se passe dans une île du Pacifique, étail-ce
une vieille idée, d'où venait-elle? de vos propres voyages?
Thome. Non. En 1965 ou 66, j'ai vu Tabou de Murnau, j'ai adoré le film qui a été longtemps mon film préféré
(plus aujourd'hui). Depuis j'ai dû avoir le rêve de faire un film
comme ça. J'étais fou. Après avoir tourné Rote Sonne, une chaîne de télé, WDR, ma proposé de faire quelque chose,
je leur ai proposé un sujet sur les Mers du Sud mais ils ont refusé,
c'était trop loin, trop risqué pour eux. J'ai donc fait autre
chose mais le script était déjà écrit. Plus tard, j'ai fait Made in Germany and USA et je l'ai montré au Forum du Festival de Berlin. Cynthia Beatt
et un distributeur anglais l'ont vu et l'ont beaucoup aimé. Nous
nous sommes vus, nous avons beaucoup parlé et le résultat est
que Cynthia Beatt est venue à Berlin et que nous avons vécu quatre
ans ensemble. Elle est née à la Jamaïque et a vécu six ou sept
ans aux îles Fidji...
Cahiers. Mais je suppose que sa motivation à elle n'était pas de rêfaire
Tabou parce que dans le film on a l'impression que son intérêt
est plus idéologique, plus tourné vers l'expérience de la vie
communautaire et son échec. Hier, vous disiez qu'il y avait l'esprit
de Tabou dans votre film mais aussi le tempo de Milestones de
Kramer. Cynthia Beatt, ce serait un peu le côté Kramer du film,
non?
Thome. Exactement. Elle ne s'intéressait qu'aux films expérimentaux,
elle n'aimait pas les films de fiction. Et puis, ou s'est mis
à aller au cinéma ensemble et elle s'est mise à aimer des films
de Hawks, etc. Son rôle dans le film est très fort. Mais notre
idée à tous deux était de choisir un bout de réalité assez petit
pour qu'on puisse tout avoir. Pour cela, une petite île était
parfaite. Nos sociétés sont si compliquées qu'il est très difficile
de réaliser ce qui s'y passe vraiment. Nous voulions nous en éloigner
pour décrire une Société moins compliquée. Mais sur place, nous
avons compris que ce monde était plus étrange que lon pouvait
se l'imaginer. Par exemple, j'ai beaucoup travaillé sur le langage
des habitants de l'île d'Ureparapara et pour traduire quatre lignes
de texte, il m'a fallu près de dix heures de travail! C'est une
toute autre manière de penser...
Cahiers. Même si le mythe du bon sauvage persiste, on sait aujourd'hui
que les sociétés dites «primitives» sont très complexes. Murnau
croyait au bon sauvage mais vous, est-ce que vous croyiez à ce
à quoi Murnau croyait?
Thome. Non. C'est l'aspect de Tabou que je n'aime plus aujourd'hui. Parce que Murnau met ses pensées
et ses émotions dans la parole des indigènes. Et je crois que
mon film réussit un peu à éviter cela. Je crois être parvenu,
pas consciemment mais intuitivement, à montrer la vie dans cette
île, comment le sentiment du temps fait défaut, comment rien ne
semble vraiment arriver. Simplement, des fois un bateau arrive,
c'est tout. On ne sait jamais quand le prochain arrivera: dans
trois mois ou le lendemain. Et le cinéma est un art du temps,
un art qui nous décolle du temps...
Cahiers. Quand on fait un film dans ces conditions, on s'attend a être
surpris, parce que ça fait partie de l'aventure. Qu'est ce qui
vous a vraiment surpris pendant le tournage?
Thome. Ce à quoi on s'attendait, c'était à des problèmes entre
nous et à la maladie. Il y a des bactéries dans l'air qui pénètrent
sous la peau, et presque tout le monde devait prendre des antibiotiques
chaque jour. La malaria, nous l'avons tous plus ou moins attrapée.
Cela dit, j'avais lu tellement de choses sur ces îles que je pouvais
imaginer ce que sest passé. Quant aux relations avec les gens
de l'île, j'étais loin d'imaginer à quel point cela irait facilement.
Peut-être parce que Cynthia et moi avons pris ces gens d'une façon
très sérieuse, comme c'est rarement le cas. Par exemple, Herzog,
vous connaissez les problèmes qu'il a en ce moment, mais ils viennent
de la façon dont il traite les gens qu'il filme. Quand je tourne
une scène, je ne sais jamais comment je vais le faire, je ne dis
jamais aux acteurs comment ils devraient bouger ou parler, je
suis ouvert à ce qu'ils sont.
Cahiers. Avez-vous été conscient qu'il y avait des choses qu'on ne vous
laisserait pas filmer ou que vous ne pourriez pas filmer? Des
choses cachées ou tabou?
Thome. Quand nous étions, sur l'île, il y a eu une naissance et
nous aurions pu la filmer même si c'est interdit aux hommes d'assister
à un accouchement. Je ne lai pas fait... mais je ne l'aurais
pas l'ait non plus en Allemagne. Cela tient à moi, je crois...
je ne peux pas le montrer avec le respect que je dois aux gens
quand je les filme. Quelques jours plus tard, lenfant est mort
et je n'aurais pas pu filmer ça non plus. Si j'avais été un ethnographe
normal, j'aurais pensé que c'était un matériel fantastique...
Cahiers. N'est-ce pas parce que dans lutopie, ce qui est toujours évité,
c'est l'allusion à la mort ou à la naissance?
Thome. Je suis peut-être un utopiste, je ne sais pas. Le film
l'est, en tous cas. Tous les autres aussi. Mais quand même, je
ne crois pas que j'occulte la mort dans mon film; l'idée de la
mort est toujours présente. Et dans certains de mes films policiers,
le spectacle de la mort y est: des gens se tirent dessus. Dans
Rote Sonne, par exemple, quatre filles vivent ensemble dans une sorte de
commune et elles tuent les hommes. C'est un film de 1969, à l'époque
de Valerie Solanas et de SCUM...
Cahiers. Avez-vous vu beaucoup de films ethnographiques et vous ont-ils
influencé?
Thome. J'en ai vu mais je ne crois pas qu'ils m'aient influencé.
La seule influence que je reconnai dans les six ou sept dernières
années est celle de Out one de Rivette. Avant, c'était seulement Godard. Pendant dix ans,
a chaqun de ses nouveaux films, c'était terrible, je me disais:
je ne pourrai jamais rien faire d'aussi bien. Jen souffrais.
Cahiers. Et les cinéastes allemands?
Thome. Probablement Straub. De par notre amitié, depuis que je
fais des films, de part sa puissance formelle : parfois il tourne
vraiment contre le spectateur. J'ai commencé un peu comme ça,
puis j'ai voulu faire des films un peux plus plaisant, maintenant
je ne m'occupe plus de ça. Description d'une île, pendant cinq minutes, il ny a rien. Je veux que ce soit tout
de suite clair quel genre de film ça va être.
Cahiers. Est-ce que vous voyiez des rushes au fur et à mesure?
Thome. Oui, tous les quinze jours, on recevait les rushes de Sydney.
On avait un générateur, un projecteur et on voyait ce qu'on avait
tourné et on le montrait aux habitants du village. Ça les faisait
rire de se voir, ils étaient très impatient à chaque fois. En
voyant les rushes, ils avaient de plus en plus confiance pour
travailler avec nous. Daws les scènes où on les voit discuter
entre eux, ils improvisent, tout comme nous. Rien nest filmé
à leur insu. On l'a fait deux ou trois fois, mais ça ne collait
pas avec le reste du film.
Cahiers. Aviez-vous une idée de ce que ça représentait pour les habitants
de l'île dêtre filmés, pour eux et pour les rapports entre eux?
Thome. Un peu. C'est dur à dire. Je me trompe peut-être mais il
me semble que l'effet le plus important est celui-ci: comme nous
prenions très au sérieux leurs coutumes, euxmêmes s'y sont réinteressés.
Il y a tout un mouvement aux Nouvelles Hébrides, en Nouvelle Calédonie,
aux Iles Salomon qui vise à maintenir l'ancienne culture et le
film a eu des résultats qui allaient dans ce sens. Surtout sur
les jeunes. En ce sens, nous avons eu une bonne influence sur
eux.
Cahiers. Avez-vous filmé dès que vous êtes arrivés?
Thome. Oui, le premier jour. Au début, nous faisions très attention,
nous filmions une heure ou deux par jour. Je ne savais pas comment
ils réagiraient en face d'une caméra. En fait, ils sont conscients
de la caméra, pour certains c'est facile, pour d'autres, non.
C'était plutôt un problème pour les caméramen qui voulaient toujours
savoir ce que les habitants de l'île allaient faire, où ils allaient
aller et ceux-ci ne pouvaient pas le leur dire parce qu'ils ne
sont pas habitués à penser théoriquement ce qui est leur vie quotidienne.
Cahiers. A un moment, vous avez eu lidée de relancer une production de
films de série B faits en Allemagne. Quelle était votre idée a
ce moment là?
Thome. Jétais intéressé par les films américains de série B ou
par les films que faisait Godard dans les années soixante quand
il avait signé cet accord avec la Columbia pour six films. Je
rêvais de quelque chose comme ça. C'est tellement éreintant de
monter une production. Toute votre énergie passe dans l'art de
trouver l'argent et non pas dans la fabrication du film. Je voulais
éviter ça. Faire des films B, ça rendait plus facile le fait de
trouver largent. Et puis, A il y a autre chose. Quand je parle
d'un nouveau projet à mes amis, je leur donne l'impression de
n'être pas tellement intéressé par le sujet et c'est vrai. L'histoire
ne m'intéresse pas tant que ça, je ne veux pas d'histoire vraiment
mauvaise, ou d'histoire qui n'ait rien à voir avec moi, mais ce
n'est pas le plus important pour moi. C'est plutôt la façon dont
c'est montré, la façon dont les gens jouent dans le film. Donc,
le film B est idéal pour ça. Ce serait parfait ... si ça marchait.
Mais ça n'a pas marché, faute de distribution.
Cahiers. Et aussi les histoires ne sont pas les mêmes dans les films B
que dans les films A ...
Thome. Oui. il y a moins de signification, moins de vouloir-dire.
Vous savez, les Allemands, ces dix dernières années, ont fait
tellement de films littéraires, des romans dit XIX, siècle, Thomas
Mann, etc. Ça ne m'intéresse pas du tout de faire ça. J'aime les
histoires simples.
Cahiers. Mais dans la réalité allemande daujourdhui vous crovez quon
peut trouvez l'équivalent des sujets de séries B américaine dhier?
Thome. C'est assez difficile, oui. En ce moment, je travaille
avec un scénariste qui a travaillé avec Geissendörfer, un ancien
de Filmkritik. Il a écrit des nouvelles où son approche de la réalité pour
moi est stupéfiante de simplicité, tellement concrète. Quand vous
lisez des gens comme Peter Handke... (soupir) ou au théâtre, ce
que fait Peter Stein
cest intéressant, bien sûr, il essaie détablir
une sorte de système hollywoodien dans le théâtre allemand. C'est
parfait. Ce qu'il obtient de ses acteurs est incroyable mais c'est
si compliqué, si lourd de sens, si difficile à comprendre. Mes
sujets de films B partaient de ce que font les jeunes, de la drogue,
des choses comme ça.
Cahiers. Et pourquoi, selon vous, ça na pas marché? Est-ce que ce nest
pas la télé qui est le bon endroit de tels films?
Thome. Je naime pas la télévision. Jai toujours refusé de travailler
à la télé. C'est comme la vidéo, ce n'est pas du film, c'est électronique.
Je suis vîeux-jeu en un sens. Jai toujours ce rêve du cinéma
des années trente et quarante, jusqu'à la nouvelle vague française.
Cahiers. Est-ce que Fassbinder n'est pas le seul à faire ça, raconter beaucoup
d'histoires, des histoires populaires qui viennent de la réalité
allemande? En ce sens, Maria Braun est un mélo typique de série
B.
Thome. Oh non, non ... Il est trop nostalgique. Il joue avec des
choses nostalgiques. Il utilise quelque chose qui est dans l'air.
Le film B pour moi c'est toujours quelque chose d'aujourd'hui,
de contemporain...
Cahiers. Qui n'est pas nostalgique en Allemagne?
Thome, Ce n'est pas la nostalgie en soi, c'est la façon dont on
s'en sert. Schlöndorff avec Le Tambour, Wenders, Herzog... pas vraiment, il est complètement dans son
propre monde mythique, accroché à ses obsessions personnelles.
Mais les autres...
Cahiers. Est-ce qu'il ny a pas aussi chez les cinéastes allemands des
années soixante-dix, une nostalgie du vieux cinéma, d'un cinéma
dont ils ont été d'autant plus séparés quaprès guerre tout a
été détruit. Syberberg nous disait qu'ils avaient du se former
par eux-mêmes, en partant de zero.
Thome. C'est ce que disent les critiques. Mais ce n'est pas le
sentiment que j'ai eu quand j'aî commencé à faire des films. J'ai
commencé avec mon ami Lemke à aller voir des films, des films
américains, puis des films (le Godard et nous avons raconté des
petites histoires qui nous arrivaient. Des histoires de couples,
des histoires de voyages. Lemke filmait très bien des voitures,
des routes ; moi plutôt deux personnages dans un décor. Ce serait
bien pour moi de travailler en studio, sauf que c'est difficile
d'avoir de bons décors, qui fassent vrai.
Cahiers. Et pourtant, vous ne croyez pas qu'il y a rapport entre la nostalgie
et l'utopie?
Thome. Pas pour moi. Je me sens pas nostalgique.
Cahiers. Parce que ce qui nous ftappe, chez beaucoup de cinéastes allemands,
c'est une certaine conception, rêvée, mythique ou idéale, d'une
Allemagne incomplète. L'Allemagne et quelque chose d'autre. L'Allemagne
étant aussi ailleurs qu'en Allemagne. Herzog et l'Amérique Latine,
Wenders et Hollywood, Schroeder et l'Italie. Et nous pensions
qu'il y avait ça aussi chez nous : Made in Germany and USA. Ou
le fait de retrouver le Pacifique de Murnau.
Thome. Je ne sais pas. La seule chose que je peux dire... surtout
quand je me trouve dans un autre pays... j'aime bien quand les
gens pensent que je ne suis pas allemand. Ce n'est pas bien, parce
que malheureusement je suis allemand et je dois vivre avec ça.
Je préférerais être américain ou quelque chose comme ça. Vous
savez, je suis né en 39 et j'ai eu l'expérience de l'immédiat
après guerre. Mes parents étaient les seuls nazis du village où
nous vivions... Les cinéastes que j'aime ne sont pas allemands
: Hawks, Rossellini, Ozu. Leurs films sont plats (flat), les films
allemands aiment bien être profonds. C'est pareil en littérature.
J'aime Hammett ou Chandler...
Cahiers. Quelle est votre situation parmi les cinéastes allemands. Vous
sentez-vous isolé? Ou un peu oublié dans cette reconnaissance
dit cinéma allemand?
Thome. J'appartiens à ce cinéma. Surtout au début des années soixante-dix,
quand l'argent a commencé à venir. J'en suis un peu sorti, mais
j'étais toujours là, je faisais un film tous les deux ans. Des
films qui parfois ont influencé les autres cinéastes, comme Wenders.
Toute sa méthode de tourner sans script, ça vient un peu de moi.
Après Detektive et Rote Sonne, j'ai eu un très grand succès critique, certains ont même pensé
que c'étaient parmi les meilleurs films en Allemagne. Ensuite,
les critiques qui avaient aimé les premier films ont beaucoup
moins aimé les autres, et vice versa.
Cahiers. Vous allez continuer a touner sans script?
Thome. Non. Parce que c'est plus facile de travailler avec des
acteurs, des techniciens avec script parce que sinon ils ont peur,
ils ne savent pas où ils vont, tandis qu'un script les rassure...
C'est ce qui s'est passé avec le film que j'ai tourné cet été
qui s'appelle Berlin Chamissoplatz.
Cahiers. Pouvez-vous nous en parler?
Thome. C'est un pâté de maisons a Berlin ou vivent beaucoup de
Turcs dans des vieilles maisons, parce que le loyer est très bas.
Il ny a aucun confort et on essaie de rénover ces maisons pour
les transformer en appartements modernes et chers. Cest l'histoire
d'un architecte d'une quarantaine d'années qui s'occupe de cette
rénovation et d'une étudiante d'une vingtaine d'années qui travaille
dans une sorte de magasin alternatif et qui lutte contre la rénovation.
Ils se rencontrent et tombent amoureux l'un de l'autre.
(après un temps)
Vous savez pourquoi j'ai choisi cette île? Non? Cest à cause
de sa forme et le fait que c'était une île volcanique. C'est le
seul film mystique que j'aie fait. Parce que je suis un peu superstitieux,
comme tout le monde, et dans l'île il y avait beaucoup de superstitions.
Soudain, certaines parties de l'île étaient tabou parce que le
chef avait dit qu'un mauvais esprit sy trouvait. On ne pouvait
pas y aller pendant un on deux jours. Cette île est réellement
un drôle d'endroit. Je voulais finir le film avec un plan vu d'avion
où ou voyait Cynthia écrire en grosses lettres avec un bambou
le mot FIN sur la plage. Et puis je voulais boucler le film sur
lui-même comme ça. Mais quand on a voulu faire ça, quand le pilote
est descendu jusqu'à trois cent pied du sol, au niveau du cratère,
il y a eu soudain une force étrange qui s'est emparée de l'avion
comme si elle voulait le détruire. Et le pilote ne pouvait plus
rien faire. Cest comme si on avait transgressé quelque chose,
voulu filmer l'enfer ou quelque chose comme ça. Il n'y a pas de
fin au film, il y a juste du noir.
Propos recueillis par Serge Daney et Yann Lardeau
LINTROUVABLE
PAR YANN LARDEAU
Connu, pas connu
Ancien rédacteur de Filmkritik, Rudolf Thome appartient à la même génération de cinéastes que
Fassbinder qui fait une apparition dans Supergirl, Wenders (qui écrivit une critique enthousiaste de Rote Sonne en janvier 70), Herzog ou Syberberg. Il a à son actif cinq courts
métrages et sept longs métrages. Le dernier, Berlin Chamissoplatz sort à Berlin le même temps que Description d'une île à Paris. Farouche partisan du son direct, il a été immédiatement
reconnu par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet qui participèrent
matériellement à la réalisation de Jane erschiesst John weil er
sie mit Ann betrügt (Jane abat John parce que celui-ci la trompe
avec Ann, 1968) En France, il reste peu connu sinon pas du tout.
Made in Germany a été projeté à la sauvette en 1978 (voir Cahiers, no 285) et les cinéphiles parisiens ont pu voir Description dune île lors de la Semaine des Cahiers. Que Thome construise patiemment
son uvre, c'est certain, c'est ce que montrait à l'évidence l'hommage
que lui a rendu en octobre le Goethe Institut. De film en film,
on voit nettement la progression (la démarche aussi) d'un cinéaste,
qui en dépit des déboires de production et de distribution n'a
rien abandonné de ses projets.
Supergirl est son troisième long métrage, mais son premier projet. Tagebuch (Journal intime, 1975) reprend le thème du couple abordé dans Made in Germany und USA; Rudolf Thome et Cynthia Beatt en sont les pricipeaux acteurs.
Lexuberance du Jardin botanique de Berlin y préfigure Description dune île, alors en projet et dont Cynthia Beatt est co-réalisatrice. Ce
dernier film est aussi la réalisation d'un vieux rêve : Rio Guaniamo, un film sur la jungle vénézuélienne que Thome n'avait pu faire
avec la Columbia en 1971.
Séries B - made in Germany
Detektive (1968), Rote Sonne (1969), Supergirl (1971), Fremde Stadt (Etrange cité, 1972), forment une première série homogène de longs métrages
où la science-fiction et le policier se mêlent allègrement dans
une tentative inaboutie de relancer la Série B en Allemagne. Des
détectives s'affrontent autour de belles filles pour de l'argent;
un gang organisé de femmes liquident systématiquement leurs amants
pour ne pas en tomber amoureuses; une extraterrestre, fan de Marvel, tente vainement d'avertir la Terre de l'arrivée des Envahisseurs;
un bandit, sa femme, une bande rivale, un commissaire de police
qui a du flair et un préfet véreux se partagent d'un commun accord
le butin d'un hold up: les premiers films de Thome oscillent toujours
entre une part de rêve contenue dans la réalité et le poids de
cette réalité. S'il le faut, on s'y tue froidement, sans excès
ni passion. Les filles sont toujours superbes, dominantes et d'une
efficacité glacée; elles ont la perfection formelle d'un programme
génétique. Face à des hommes plus courageux en mots qu'en actes,
elles sont fatales comme les stars des films noirs. Ce monde est
sans loi ni morale. La liberté est à nous: c'est à peine une parodie
des films noirs d'Hollywood: un peu comme si, avec des moyens
très réduits, Thome avait retenu essentiellement, et démesurément
agrandi dans les cernes de Marquard Bohm, les clins d'il que
lance Bogart à Bacall et à la salle dans The Big Sleep. Comme s'il avait diminué d'autant l'enjeu dramatique, et l'exigence
d'un réalisme ponctué de temps forts et de temps morts. La liberté
n'est pas à nous: si tout est possible au cinéma, si les protagonistes
semblent dépourvus de toute motivation psychologique, leurs actes
n'en obéissent pas moins à un réalisme des mobiles: entre autres,
l'argent. Ils sont surtout limités par une réalité beaucoup plus
essentielle: leur poids physique, la finalité de leurs mouvements.
Le cinéma de Thome est d'abord réglé sur une fonctionnalité des
gestes et des objets, sur une crédibilité matérielle des actes.
C'est la première leçon tirée des maîtres américains, Hawks ou
Walsh. En découle une seconde règle, plus discrète, concernant
les acteurs : leur jeu est sobre, leurs visages neutres: toute
théâtralité est exclue. Les gestes de la vie quotidienne sont
d'une banalité affligeante, dune grand platitude. Et leur nature
serait-elle hors du commun que leur aspect garderait encore cette
platitude première que leur dicte la nécessité. Rudolf Thome dit
avoir filmé les dialogues de Max Zihlmann, scénariste de ces quatre
films, comme des documentaires, de la même façon que Godard, dans
Alphaville, a d'abord filmé une fiction comme un documentaire.
Soustraction du temps
Ceci est encore plus flagrant dans les courts métrages, Die Versöhnung (La Réconciliation, 1964), Stella (1966), Galaxis (Galaxie, 1967), Jane erschiesst John, weil er sie mit Ann betrügt (1968) et Hast du Lust mit mir einen Kaffee zu trinken? (As-tu envie de boire un café avec moi? 1980), qui conduisent aussi bien aux films de jeunesse qu'aux
films de maturité. D'abord parce que les personnages sont plus
proches de nous: ils ont une existence sociale, des réactions
psychologiques que nous mesurons mieux et qui fait souvent défaut
dans le premier ensemble de longs métrages. Outre l'objectivité
foncière de la caméra, on voit bien d'où émerge l'ambiance irréelle
des films de Thome: la caméra enregistre surtout les transformations
du cadre de vie urbain comme domestique (laméricanisation de
l'Allemagne), elle délaisse l'environnement traditionnel. De là
cette impression qu'on a souvent de se déplacer dans ces films
comme dans un magazine de mode ou des shows publicitaires. L'incongruïté
est du même ordre que la présence d'une bouteille de whisky ou
de Coca dans un intérieur japonais d'un film d'Ozu.
Il n'y a de place ici que pour les temps morts, que pour une mort
du temps. Si cet autre monde est une utopie, cette utopie n'est
pas une qualité de plus du monde, elle est la soustraction d'une
de ses dimensions, celle du temps. Parce que l'histoire est absente
des films de Thome, chacun apparaît comme une chronique ponctuelle
de son époque.
Made in Germany und USA opère une rupture, certes. Il n'en existe pas moins une continuité
secrète entre ce dernier cycle des films documentaires de fiction
(Made in Germany, 1974, Tagebuch, 1975 - Journal intime, Beschreibung einer Insel, 1979 - Description d'une île) et le précédent. Cette rupture formelle, en un sens, n'est que
d'économie: elle résulte de la suppression du scénario à la base
du film, de la soustraction des dialogues de Max Zihlmann (c'est
pourquoi ou peut considérer Detektive, Rote Sonne comme autant de «descriptions d'un scénario»). Désormais la fiction
simprovise au tournage, elle se construit sous nos yeux S'il
y a bien un thème de départ (les relations difficiles d'un couple
dans Made in Germany, «Les Affinités électives» dans Tagebuch, et un cadre, Berlin, les USA), cette situation idéale se confond
avec la réalité du tournage, les acteurs deviennent les véritables
auteurs de la fiction. Le moment et la durée des prises de vues,
le métrage disponible, en règlent le développement et la conclusion.
L'espace du film est circonscrit par la nature des relations existant
entre les acteurs présents sur le tournage: cette relation ne
connaît pas de hors-champ, elle ne peut se développer que de l'intérieur.
La fiction se construit d'une part avec toutes les idées que les
acteurs supposent aux personnages qu'ils incarnent, avec leur
propre vécu d'un tel scénario, et, d'autre part, avec toutes les
réactions, toutes les résistances physiques de leurs corps à se
dissoudre dans l'idéalité des personnages, à passer dans l'imaginaire
de cette fiction, avec tous leurs efforts pour échapper à cette
relation fermée, l'espace même du film qu'ils reconduisent inévitablement:
bégaiements, hésitations, répétitions, idées fixes, immobilité
des positions, mélange de pudeur et d'obscénité. Dans Made in Germany une longue discussion - qui revient toujours au point de départ:
«Mais pourquoi mas-tu trompé avec lui?» - conduit à la rupture
du couple, l'un fuit l'autre en Amérique (mais entre l'Amérique
et l'Allemagne, la différence n'est que de langage). La même séquence
est reprise par deux fois dans Tagebuch (séparation du premier
couple et constitution du second). Il n'y a plus ici qu'un long
plan-séquence fixe d'une demie-heure environ avec des raccords
dans l'axe par fondu. On perd, du coup, toute notion de la durée
réelle de la discussion (en est-ce la totalité? Des fragments?).
Chaque bobine en reprenant la conversation là où elle en était
l'annule par un nouveau départ à zéro. Toute la tension de la
situation s'épuisé dans sa description, cet étalement sans fin
de ses termes - comme elle s'y régénère constamment : la description
achevée ne peut que ramener à la situation initiale des corps
et au conflit induit. La durée est essentielle à un tel cinéma
puisque c'est par elle que le commentaire, l'auto-analyse, opère
la mise à plat et la remise en question de tout le contenu du
plan et qu'on revoit ce même plan comme si on ne l'avait jamais
vu (l'usage du cinémascope dans Fremde Stadt ou Detektive effectuait la même opération sur les scénarios de Zihlmann).
Il ne s'est rien passé. Mais que s'est-il donc passé? Si le tournage
est l'objet même de la fiction, son seul matériau, ce principe
est aux antipodes du cinéma direct (toujours soumis au besoin
de dramatisation, à une surenchère de vérité - c'est pourquoi
le cinéma de Thome est à la fois très proche de celui de Cassavetes
par sa méthode et très loin dans son effet) et des tentatives
de démystification du tournage dans le plan (s'il y a un réalisme
obligé du référent au cinéma, le simple fait de filmer ici déréalise
le contenu de l'image), comme de sa fictionnalisation, de sa célébration
spectaculaire (La Nuit américaine montre un cinéaste constamment obligé de rattraper les accidents
de tournage par rapport au scénario originel, Tagebuch, Made in Germany und USA se nourrissent de ces mêmes difficultés). La fiction est la perte
du temps de tournage, la perte du temps du film, sa dissolution
accomplie a la surface de l'écran. Beschreibung einer Insel est le récit de cette fuite hors du temps dans une île qui n'est
qu'histoire.
"Description d'une île - le scénario
Le scénario est le suivant : un contrat d'édition en poche, cinq
jeunes gens étudient pendant six mois les murs des habitants
de l'île d'Ureparapara, dans les Nouvelles Hébrides (organisation
sociale, mythes et rites, langue, technologie, art, etc.) Le film
est donc d'abord cet ensemble de matériaux ethnographiques fixés
en des sons et des images. Par ailleurs il inclut les différentes
réactions clé l'équipe de chercheurs au cours du séjour vis-à-vis
des indigènes, et des uns par rapport aux autres. Sur le plan
ethnographique strict, le film expose donc l'objet de la recherche
et la méthode de travail (les moyens techniques de l'information,
entretiens, dessins, photographies, cartes et plans, observation
... ). L'inclusion de la subjectivité des chercheurs est déjà
une torsion de ce projet: ce n'est pas tant la marge d'erreur
d'interprétation des données et les préjugés qui comptent, que
la possibilité immédiate d'une ethnologie comparée entre les indigènes
et les Européens.
Le film est évidemment tout à fait autre chose que son objet ethnographique:
il est également, par sa description systématique, le processus
de dissolution lente de sa réalité jusqu'à l'extinction complète
de son image: un plan vide, l'image disparue de cette île aspirée
dans le trou noir de sa description quand résonne encore une dernière
fois la voix indigène : «C'est fini». Il est aussi l'impossibilité de cette science, l'improbabilité
de son objet, l'impossibilité de toute représentation de la société.
Il y a peu d'élus dans ce paradis terrestre, si loin et si petit
que le monde l'a oublié ou négligé, le nombre ne peut donc pas
compliquer les relations entre les gens. Il y a comme une transparence
obligée de ces relations directes entre les individus, analogue
à la clarté de l'environnement naturel. Puisque cette île est
sans histoire, hors de la tourmente du monde et comme son envers,
elle est tout espace, la société y est instantanénient visualisable
(il est aisé de la filmer dans son ensemble comme en détail).
Le point de vue superficiel rejoint son exposé en profondeur,
jusqu'à coïncider avec lui: faire le tour de l'île revient à mettre
à jour, à plat, sa vérité. Cette île n'a pas de secret, toute
la société petit s'y résumer en graphes, plans, cartes, schémas
de parenté, dessins, photos et film. Elle est la figure du monde.
Une femme peut la porter sur ses épaules (la chemise de Cynthia
Beatt) avec ces trois mots : Paradise of Pacific. Ureparapara
est immémoriale, légendaire, et mystérieuse son essence: elle
est à la source de tous les messianismes, des grands voyages et
de la Conquête de l'Ouest, elle existait déjà au cinéma, dans
les contes fantastiques et les romans d'aventures. C'est L'Ile
au Trésor. C'est Tabou, L'Ile du Docteur Moreau.
«Les cornes de ce croissant sont séparées par un bras de mer qui
s'écoule entre elles sur environ 1100 pas et se répand sur un
immense espace vide protégé des vents par la terre qui l'entoure
de tous côtés. ilforme une sorte de vaste lac d'eau calme plutôt
qu'agitée et fait de presque tout le centre de l'ile un port»
(Thomas More, Utopia).
Ureparapara est la preuve de l'existence de l'Utopie.
Ureparapara-Utopie.
Après quoi le Monde n'a plus qu'à recommencer son histoire, deuxième
version de la Génèse: Ureparapara contient toute l'histoire du
monde, c'en est la mémoire depuis le mythe de la création. Echanger
un poste de radio contre des coquillages, c'est aussi réinventer
la monnaie. Les ethnologues investissent scientifiquement leur
terrain, comme une patrouille ou un commando aéroporté qui précéderait
de quelques semaines des puissances rivales: les gardes-côtes
français et anglais qui sillonnent la mer. Herzog avait filmé
ses soldats au repos dans Signes de vie, oscillant entre l'archéologie et les valeurs paysannes, de même
qu'ici un bel athlète blond (Brian Beatt) apparaît soudainement
dans une partie de football, maître de la balle au centre d'une
mêlée dépareillée d'indigènes. Le relevé topographique est d'abord
un outil militaire. Mais cette armée n'est qu'une armée de touristes
avec ses appareils photos, son matériel de plongée, ses sacs de
couchage et ses bouteilles thermos, soucieuse avant tout de son
confort (la monstruosité du touriste: voir Scarabea de Syberberg). Mais ces allures de vacances sont scolaires, il
faut faire de la géographie et des langues,de la botanique et
du dessin, rendre ses devoirs au prof, Cynthia Beatt: les élèves
se rebellent. Derrière cette école, se dresse l'usine, et le salariat
... Ces envahisseurs ne sont que des exilés qui fuient une Allemagne
trop policée.
Car en face d'eux il n'y a rien, rien qu'une autre histoire, l'histoire
d'autres fuites: celle des Mutinés du Bounty qui ne purent accoster;
celle des indigènes que la famine chassa de 1eurs terres et qui
ne rêvent que d'y retourner. Et si ce paradis n'était que la douceur
trompeuse de l'enfer? Le Sauvage décrit aux réfugiés de Berlin
le manque d'air de cette prison, l'agressivité de sa forme et
sa pollution, les abus de la colonisation, laliénation impitoyable
du travail. Il n'y a d'ailleurs pas de Sauvages sur cette île,
il n'y a que des Civilisés avec la même histoire que les autres:
tous mariés très catholiquement et divisé entre les Partis Politiques
de l'Indépendance, ils s'appellent (Georges, Charles, Jonathan
ou Nickelson; ils ont la nostalgie des traditions perdues. L'énigme
est donc entière: avant les ethnologues, avant le cinéma, avant
les habitants de Reef-Island, avant le Bounty, qu'y avait-il sur
cette île? Ureparapara est la réfutation de l'Utopie.
Dès le premier plan, les voyageurs nous l'avaient pourtant bien
dit: «Elle ne cesse de changer de proportions» -mais nous ne pouvions
voir cette île à géométrie variable autrement que dans le retour
permanent de son cadre d'ensemble. Ureparapara est un mirage,
elle croît démesurément, tout repère détruit le fragile équilibre
des connaissances précédentes. Elle est surpeuplée: Brian Beatt
rejoint l'équipe, la Marine française y fait halte, puis les Anglais.
Cynthia Beatt découvre avec effroi qu'une pléthore de diables
habite chaque indigène. Nouvelle version de La Nuit du chasseur:
cette multitude de Tamates la poursuit dans un véritable acting-out.
Soustraction du poids.
La folie douce, envoûtante, de ce monde (et de ce film) tient
pour beaucoup à la constante égalité du son, à ce silence premier
où les bruits et les voix se détachent comme étouffés dans une
brume. Elle tient aussi à l'uniformité de l'image, cette légère
distance conservée par la caméra à l'intérieur du groupe qui la
maintient à la fois un peu en retrait, à l'abri des personnages
et des évènements et, sans pouvoir de préemption dessus, la rapproche
considérablement d'eux, dans l'immatérialité d'un frôlement ou
d'un chuchotement. Parce que cette oreille et ce regard ne hiérarchisent
pas les différentes composantes du son et de l'image parce qu'ils
ne spécifient pas des axes de signification (même si le film obéit
à un découpage précis de ses séquences: technologie, jardinage,
organisation sociale, mythes, rites, etc.), parce que chaque personne,
chaque évènement y est traité également, la fluidité du montage
exténue la tension des antagonismes, annihile les différences
(le Sauvage et le Civilisé, le Masculin et le Féminin, la Nature
et la Culture). Ce nivellement du sens (des perceptions) confère
à l'île cette qualité irréelle d'une vie au ralenti, sans effort
parce que sans résistance, comme si les choses et les êtres avaient
perdu la mesure de leur propre poids et s'étaient progressivement
laissés gagner par l'apesanteur, la matière molle de l'image.
Comme Tabou ou Milestones, Beschreibung einer Insel est un film unique, essentiel à la magie du cinéma sans qu'on
puisse dire exactement en quoi, sinon qu'il tourne le dos au schéma
directeur de la quasi-totalité des films. Le montage cinématographique
en général mise toujours sur un rapport de forces avec le spectateur,
sur une mémorisation de temps ou de points forts de l'image dont
les temps faibles, les temps morts, une amnésie partielle, accumulent
l'énergie. (Godard est la forme exacerbée de cette tendance: celle
d'une détente extrême des sens par leur tension maximale en un
point du film). A l'inverse, Description d'une île joue sur la
faculté immédiate de l'image et du son à s'évanouir, sur l'annulation
de l'image en son passage - sur une progression amnésique du spectateur.
On peut voir et revoir ce film, l'effet sera toujours le même,
et on ne pourra jamais le revoir parce que le charme agira de
nouveau, à neuf : la plénitude de n'être plus soi-même que ce
corps vide du monde, cette nuit sans mémoire du dernier plan où
le film a oublié ses images.
BESCHREIBUNG EINER INSEL. (DESCRIPTION D'UNE ILE). R.F.A. 1977/79.
Réalisation : Rudolf Thome et Cynthia Beatt. Photo: Matthew Flannagan,
Sebastian Schröder. Montage: Clarissa Ambach. Son: Max Hensser.
Production: Moana-Film GmbH, Berlin. Interprétation : Gabrielle
Baur, Brian Beatt, Cynthia Beatt, Susanne Christmann, Otto Kayser,
Edda Köchl.
Yann Lardeau dans Cahiers du Cinéma, Octobre 1980
L'ART DE LA FUITE
"Description dune île
Lîle en question s'appelle Ureparapara et fait partie des îles
Banks, archipel septentrional des Nouvelles Hébrides, Etat océanien
ayant accédé à l'indépendance en mai dernier, lui-même situé juste
au nord de la Nouvelle Calédonie. Vous voyez où c'est? Exactement
aux antipodes, au coeur des Mers du Sud paradisiaques et de la
mystérieuse Mélanésie.
Dans cette île débarquent donc un (beau) jour un groupe de jeunes
Allemands (plus deux Américains) avec un projet bien précis :
procéder à une description intégrale de Ureparapara, tout décrire
selon tous les paramètres (occidentaux) du savoir: rites, botanique,
géographie, cuisine, géologie, sociologie, pharmacopée, mythologie,
économie, etc... tout, absolument tout. Ils se donnent six mois
pour accomplir leur projet, qui prendra la forme d'un livre (illustré
de fort beaux dessins) qu'un éditeur s'est engagé préalablement
à publier. Le film montre le travail d'enquête et la vie quotidienne
des enquêteurs; il faut se garder de confondre le projet des descripteurs
et celui des cinéastes (que l'on voit jamais).
L'entreprise des descripteurs, dans sa démesure et son arrogance,
relève d'une tradition encyclopédiste caractéristique du XVIIIème
siècle, de cette sorte de confiance aveugle en l'efficacité explicative
des «sciences naturelles» à inventorier l'univers (confiance aveugle
qu'entretiennent aujourd'hui les «sciences humaines»); description
d'ailleurs est un concept scientifique (il suppose l'objectivité,
l'impartialité) indispensable à la raison naturaliste et souvent
employé par opposition à la démarche littéraire ou poétique («la
description, disait Max Jacob, c'est le contraire même de la poésie»);
le plus grand de tous les naturalistes, Alexandre von Humboldt,
intitulé d'ailleurs son oeuvre-maîtresse : Cosmos, Essai de Description
physique du Monde.
Le trésor de cette île, pour nos héros néo-stevensoniens, réside
donc dans l'ignorance où on la tient, dans le capital de savoir
qu'ils vont pouvoir accumuler sur elle six mois durant;
Le film procède à la manière du lecteur des romans de Jules Verne
: il saute sur les interminables pages de descriptions naturalistes
(relisez lile mystérieuse ou Deux Années de Vacances) et ne conserve,
bien heureusement, que les instants de forte intensité relationnelle.
La force du film son intérêt permanent (il dure pourtant plus
de trois heures) naissent précisément de la discrète ironie avec
laquelle Rudolf Thomé observe les tâtonnements consciencieux (et
naïfs) de ces nouveaux naturalistes écartelés entre les modèles
vernien et humboldtien.
Les Ureparapariens ressemblent peu, malgré l'indéniable harmonie
de leur communauté, à des êtres d'utopie; convertis à l'anglicanisme,
intégrés à l'économie régionale du coprah, parlant souvent l'anglais
(dans sa version pidgin) et commentant les traditions ancestrales
avec un sourire entendu, ces lointains Mélanésiens ne sont ni
de bons sauvages spontanément exemplaires d'un civisme édénique,
ni des êtres entièrement acculturés par les frottements coloniaux.
Le film nous les présente vivant dans un univers rural où la forêt
tropicale leur fournit presque tout; avec des matériaux quasi
exclusivement végétaux, ils bâtissent leurs maisons, élaborent
des mets singuliers, guérissent les blessures et les migraines,
appâtent les poissons, composent et décorent leurs masques de
cérémonie, etc... Mais l'enjeu politique de leur Etat les concerne,
ils connaissent l'enjeu de l'indépendance et militent en faveur
des thèses du Vanuaaku (1) ; il leur arrive de critiquer le climat
(humide et nuageux) de leur île et d'exprimer leur projet d'émigration.
Le film fait l'impasse sur la vie érotique des Uréparapariens
(à l'exception d'une allusion mythique à la fondation de l'île)
et ne donne quasiment - jamais la parole, aux Uréparapariennes;
mais trois heures ne suffisent pas pour décrire filmiquement;
une île. On sort de ce film en se posant mille questions sur Vanuatu,
sur l'échec des utopies, sur les mirages des ethnologues... et
on se met à rechercher le livre des descripteurs. A quand sa publication
en français ?
Ignacio RAMONET dans Libération 12. 11. 1980
L'initiation au voyage
Pendant six mois, un groupe d'Européens s'installe dans une petite
île des Nouvelles-Hébrides, Ureparapara, dans le but de s'initier
aux moeurs des habitants. Ils veulent surtout retrouver ce qui
subsiste de leurs coutumes, que différentes expéditions et en
particulier la civilisation chrétienne ont fait, en grande partie,
disparaître ou tout au moins camoufler.
Une des conversations (en anglais) de la coréalisatrice Cynthia
Beatt avec un insulaire est passionnante et très révélatrice:
on réalise quel fossé sépare les modes de vie et même les sensibilités.
Pour les gens d'Ureparapara. l'organisation sociale semble le
résultat d'initiations successives, d'alliances ou de mésalliances;
l'échelle des valeurs paraît, dans une certaine mesure, concrétisée
par les couleurs, etc.
Mais la démarche du film est double. En même temps qu'ils s'installent
avec certaines difficultés, malgré l'accueil plutôt favorable
des autochtones, et qu'ils cherchent à étudier et comprendre les
moeurs locales, les étrangers vont à la découverte d'eux-mêmes.
Ce contact prolongé et plein de surprises avec une humanité différente
amène les Européens à se remettre en question. Ainsi les discussions
qu'ils ont entre eux, sur euxmêmes, sur leur aventure, sur leur
avenir sont-elles pleines d'enseignements. s'Ils sont venus dans
cette île, protégée de l'envahissement touristique c'est, en partie,
pour écrire un livre sur une civilisation en vole de disparition.
Ils parlent du plan de ce livre mais le film ne nous cache pas
des affrontements où, par exemple, quelques membres de l'expédition
s'insurgent contre l'autoritarisme de la coréalisatrice Cynthia
Beatt, qui a incontestablement plus d'allant que tous les autres.
Ce festival de reproches a, d'ailleurs, lieu en l'absence de «l'accusée»,
un moment éloignée par la maladie.
Ce film de trois heures et douze minutes, que l'on pouvait croire
austère est intéressant de bout en bout et même souvent passionnant.
La personnalité de chaque membre de l'expédition se dessine avec
netteté, au point qu'il y a les sympathiques et ceux qui le sont
moins. Mieux, certaines individualités de la population locale
nous deviennent familières et nous en apprenons autant sentimentalement
qu'intellectuellement.
En outre, Rudolf Thome et Cynthia Beatt n'ont pas abusé de la
« belle »photo de voyage ni du folklore trop «touristique».
En restant près de la vérité et même en ne mettant totalement
au service de cette vérité, ils ont réussi un très bon film d'aventures
physiques et morale.
Il faut souhaiter que le succès de cette invitation à un voyage
extérieur et intérieur dépasse le cercle des cinéphiles pour atteindre
un public plus large qui ne le regrettera pas.
Robert Chazal dans France-Soir 14. 11. 1980
DESCRIPTION DUNE ILE de Rudolf Thome et Cynthia Beatt avec Cynthia et Brian Beatt
Un peu plus de trois heures durant, le spectateur habite le film.
Il débarque à Ureparapara, dans les Nouvelles-Hébrides, avec l'équipe
germano-britannique venue étudier les murs autochtones. Mais,
avant d'apprendre quoi que ce soit, les Européens doivent se familiariser
avec une nouvelle vie où, plus encore que les animaux, les arbres
et les feuilles ont la vedette: on en fait en un instant des instruments
de musique, des jouets, des drogues. Le voyage est conçu comme
aide à l'élaboration d'un livre et le film a en effet le charme
de toujours demeurer un projet sans jamais devenir une enquête
achevée. Alors, le spectateur se promène dans «Description d'une
île», quelquefois aussi passionné par la vie des Européens que
par celle des autochtones et parfois l'esprit ailleurs. Car, avant
d'être un film ethnologique, c'est un film "différent et dans
lequel on se sent bien.
Le Nouvel Observateur No 836, 17. - 23. 11. 1980
Description d'une île
de Rudolf Thome et Cynthia Beatt
Le bichelamar, langue locale, le string-band (musique), le lap-lap
(plat national), le kava (boisson euphorisante), le sabre d'abattis
(pour se tailler un chemin dans la brousse), les cocotiers, le
copra, l'humidité, le corail et les requins, le retour à la «coutume»
après l'influence des évêques... tout y est, ou presque, dans
le film sur les Nouvelles-Hébrides (le Vanuatu, depuis l'indépendance,
le 30 juillet), de Rudolf Thome et Cynthia Beatt.
Leur documentaire de fiction a été tourné dans une des petites
îles de l'archipel, Ureparapara. On y voit débarquer, et s'installer
pour six mois, une equipe de jeunes Allemands décidés à tout inventorier
(faune, flore, société, économie, etc.), pour revenir chez eux
avec un livre. Mais apparemment, la nonchalance néo-hébridaise
l'emporte sur l'enthousiasme scientifique, et la culture mélanésienne
dissocie le groupe des observateurs. Ils se posent beaucoup de
questions, le film propose d'autres réponses : la réalité, de
toute façon, l'emporte.
C'est finalement un grand mystère, que cette «Description d'une
île» (ou plutôt: histoire d'une description). Elle dure trois
heures et demie, sans effort, sans ennui, de la part du spectateur,
à condition qu'il se laisse prendre au jeu, qu'il s'embarque lui
aussi dans cette aventure, accepte de ne pas tout comprendre,
de se laisser aller à ces belles images fraternelles, où les enfants,
sans se troubler, vivent à l'heure des magnétophones et des chefs
coutumiers, sans jamais avoir vu la télévision.
Il faudrait conseiller à une équipe française de se rendre à Port-Vila
et de trouver, à son tour, un îlot perdu. La francophonie est
maltraitée dans ce film, il n'y a pas de raison.
CLAIRE DEVARRIEUX dans Le Monde, 19. 11. 1980