Description d'une île (1977-1979)

 

Description d'une île sort à Paris

Description d'une île, de Rudolf Thome et Cynthia Beatt sort à Paris le 22 octobre, au studio Action République. C'est un film distribué par Hors-Champ. C'est le septième long metrage de Thome qui est un des cinéastes les plus originaux du cinéma allemand. Le Goethe Institut lui a d'ailleurs rendu hommage (lu 13 au 22 octobre. Description d'une île est un film indescriptible (d'où soit titre), il n'existe que dans l'expérience du spectateur qui le voit. Pas du tout par complexité, obscurité ou volonté délibérée de surprendre, plutôt à force de simplicité, de fluidité. Faux récit d'aventures stevensonien, faux parcours d'exilés, faux bons sauvages, etc. Vrai grand film, le plus tranquillement radical jamais fait autour du thème de l'utopie.

S(erge).D(aney). dans Cahiers du Cinéma No 317, Novembre 1980

 

DESCRIPTION D'UNE ILE
ENTRETIEN AVEC RUDOLF THOME

Thome est le plus important des cinéastes allemands encore inconnus en France. La sortie à Paris de Description d'une île devrait modifier cette méconnaissance. Dans l'entretien qui suit, le lecteur ne sera pas surpris de retrouver l'interrogation des cinéastes d'Outre-Rhin: qu'en est-il d'une Allemagne «hors d'elle-même», introuvable, exilée ? Après Wenders, New York et la Californie, voici Tbome entre deux autres territoires de cinéma : la Série B américaine et le Pacifique de Murnau. Dans le texte qui fait suite à l'entretien, Yann Lardeau retrace l'évolution de ce qui est déjà une œuvre.

 

Cahiers. Comment avez-vous produit Description d'une île?

Thome. Jusque là, tous mes films avaient été faits d'une manière indépendante. Pour ce film, j'ai eu de l'argent du gouvernement allemand, mais ce fut assez compliqué parce qu'en 1976 ils m'avaient d'abord refusé cet argent parce que je ne leur avais donné que cinq pages à lire, ce qui était trop peu pour eux. Puis j'ai fait ce livre (reproduit dans un numéro de Filmkritik), et un texte sur ma méthode de tournage. Pour tout cela, j'ai obtenu 250 000 marks puis 50 000 marks d'une autre institution, Puis deux semaines avant le tournage encore 200 000 marks de la seconde chaîne de télé.

Cahiers. Mais avant, vous n'aviez jamais eu à trouver d'argent pour faire un film?

Thome. Non, mes deux premiers films ont été produits par des producteurs normaux. Il n'y avait pas encore besoin de demander de l'argent public. Puis il y a eu cette disparition des producteurs (aujourd'hui encore, les «producteurs» se contentent de réunir de l'argent, mais s'ils en ont, ils ne le mettent pas dans des films). Le système de distribution était cassé, tout le système du cinéma allemand était cassé. C'est à ce moment que je me suis replié sur de petits films pas chers, comme Made in Germany and USA que j'ai dû faire pour 10 000 marks. Mais déjà, dans mes deux premiers films (Detektive et Rote Sonne), je me disais: je fais un documentaire sur des acteurs qui jouent quelque chose écrit par Max Zihlmann, mon scénariste. J'avais déjà le sentiment de faire quelque chose dans le style documentaire. Parce qu'une page de script, ce n'est rien, ça n'a pas de réalité.

Cahiers. Cette idée d'un film qui se passe dans une île du Pacifique, étail-ce une vieille idée, d'où venait-elle? de vos propres voyages?

Thome. Non. En 1965 ou 66, j'ai vu Tabou de Murnau, j'ai adoré le film qui a été longtemps mon film préféré (plus aujourd'hui). Depuis j'ai dû avoir le rêve de faire un film comme ça. J'étais fou. Après avoir tourné Rote Sonne, une chaîne de télé, WDR, ma proposé de faire quelque chose, je leur ai proposé un sujet sur les Mers du Sud mais ils ont refusé, c'était trop loin, trop risqué pour eux. J'ai donc fait autre chose mais le script était déjà écrit. Plus tard, j'ai fait Made in Germany and USA et je l'ai montré au Forum du Festival de Berlin. Cynthia Beatt et un distributeur anglais l'ont vu et l'ont beaucoup aimé. Nous nous sommes vus, nous avons beaucoup parlé et le résultat est que Cynthia Beatt est venue à Berlin et que nous avons vécu quatre ans ensemble. Elle est née à la Jamaïque et a vécu six ou sept ans aux îles Fidji...

Cahiers. Mais je suppose que sa motivation à elle n'était pas de rêfaire Tabou parce que dans le film on a l'impression que son intérêt est plus idéologique, plus tourné vers l'expérience de la vie communautaire et son échec. Hier, vous disiez qu'il y avait l'esprit de Tabou dans votre film mais aussi le tempo de Milestones de Kramer. Cynthia Beatt, ce serait un peu le côté Kramer du film, non?

Thome. Exactement. Elle ne s'intéressait qu'aux films expérimentaux, elle n'aimait pas les films de fiction. Et puis, ou s'est mis à aller au cinéma ensemble et elle s'est mise à aimer des films de Hawks, etc. Son rôle dans le film est très fort. Mais notre idée à tous deux était de choisir un bout de réalité assez petit pour qu'on puisse tout avoir. Pour cela, une petite île était parfaite. Nos sociétés sont si compliquées qu'il est très difficile de réaliser ce qui s'y passe vraiment. Nous voulions nous en éloigner pour décrire une Société moins compliquée. Mais sur place, nous avons compris que ce monde était plus étrange que l’on pouvait se l'imaginer. Par exemple, j'ai beaucoup travaillé sur le langage des habitants de l'île d'Ureparapara et pour traduire quatre lignes de texte, il m'a fallu près de dix heures de travail! C'est une toute autre manière de penser...

Cahiers. Même si le mythe du bon sauvage persiste, on sait aujourd'hui que les sociétés dites «primitives» sont très complexes. Murnau croyait au bon sauvage mais vous, est-ce que vous croyiez à ce à quoi Murnau croyait?

Thome. Non. C'est l'aspect de Tabou que je n'aime plus aujourd'hui. Parce que Murnau met ses pensées et ses émotions dans la parole des indigènes. Et je crois que mon film réussit un peu à éviter cela. Je crois être parvenu, pas consciemment mais intuitivement, à montrer la vie dans cette île, comment le sentiment du temps fait défaut, comment rien ne semble vraiment arriver. Simplement, des fois un bateau arrive, c'est tout. On ne sait jamais quand le prochain arrivera: dans trois mois ou le lendemain. Et le cinéma est un art du temps, un art qui nous décolle du temps...

Cahiers. Quand on fait un film dans ces conditions, on s'attend a être surpris, parce que ça fait partie de l'aventure. Qu'est ce qui vous a vraiment surpris pendant le tournage?

Thome. Ce à quoi on s'attendait, c'était à des problèmes entre nous et à la maladie. Il y a des bactéries dans l'air qui pénètrent sous la peau, et presque tout le monde devait prendre des antibiotiques chaque jour. La malaria, nous l'avons tous plus ou moins attrapée.
Cela dit, j'avais lu tellement de choses sur ces îles que je pouvais imaginer ce que s’est passé. Quant aux relations avec les gens de l'île, j'étais loin d'imaginer à quel point cela irait facilement. Peut-être parce que Cynthia et moi avons pris ces gens d'une façon très sérieuse, comme c'est rarement le cas. Par exemple, Herzog, vous connaissez les problèmes qu'il a en ce moment, mais ils viennent de la façon dont il traite les gens qu'il filme. Quand je tourne une scène, je ne sais jamais comment je vais le faire, je ne dis jamais aux acteurs comment ils devraient bouger ou parler, je suis ouvert à ce qu'ils sont.

Cahiers. Avez-vous été conscient qu'il y avait des choses qu'on ne vous laisserait pas filmer ou que vous ne pourriez pas filmer? Des choses cachées ou tabou?

Thome. Quand nous étions, sur l'île, il y a eu une naissance et nous aurions pu la filmer même si c'est interdit aux hommes d'assister à un accouchement. Je ne l’ai pas fait... mais je ne l'aurais pas l'ait non plus en Allemagne. Cela tient à moi, je crois... je ne peux pas le montrer avec le respect que je dois aux gens quand je les filme. Quelques jours plus tard, l’enfant est mort et je n'aurais pas pu filmer ça non plus. Si j'avais été un ethnographe normal, j'aurais pensé que c'était un matériel fantastique...

Cahiers. N'est-ce pas parce que dans l’utopie, ce qui est toujours évité, c'est l'allusion à la mort ou à la naissance?

Thome. Je suis peut-être un utopiste, je ne sais pas. Le film l'est, en tous cas. Tous les autres aussi. Mais quand même, je ne crois pas que j'occulte la mort dans mon film; l'idée de la mort est toujours présente. Et dans certains de mes films policiers, le spectacle de la mort y est: des gens se tirent dessus. Dans Rote Sonne, par exemple, quatre filles vivent ensemble dans une sorte de commune et elles tuent les hommes. C'est un film de 1969, à l'époque de Valerie Solanas et de SCUM...

Cahiers. Avez-vous vu beaucoup de films ethnographiques et vous ont-ils influencé?

Thome. J'en ai vu mais je ne crois pas qu'ils m'aient influencé. La seule influence que je reconnai dans les six ou sept dernières années est celle de Out one de Rivette. Avant, c'était seulement Godard. Pendant dix ans, a chaqun de ses nouveaux films, c'était terrible, je me disais: je ne pourrai jamais rien faire d'aussi bien. J’en souffrais.

Cahiers. Et les cinéastes allemands?

Thome. Probablement Straub. De par notre amitié, depuis que je fais des films, de part sa puissance formelle : parfois il tourne vraiment contre le spectateur. J'ai commencé un peu comme ça, puis j'ai voulu faire des films un peux plus plaisant, maintenant je ne m'occupe plus de ça. Description d'une île, pendant cinq minutes, il n’y a rien. Je veux que ce soit tout de suite clair quel genre de film ça va être.

Cahiers. Est-ce que vous voyiez des rushes au fur et à mesure?

Thome. Oui, tous les quinze jours, on recevait les rushes de Sydney. On avait un générateur, un projecteur et on voyait ce qu'on avait tourné et on le montrait aux habitants du village. Ça les faisait rire de se voir, ils étaient très impatient à chaque fois. En voyant les rushes, ils avaient de plus en plus confiance pour travailler avec nous. Daws les scènes où on les voit discuter entre eux, ils improvisent, tout comme nous. Rien n’est filmé à leur insu. On l'a fait deux ou trois fois, mais ça ne collait pas avec le reste du film.

Cahiers. Aviez-vous une idée de ce que ça représentait pour les habitants de l'île d’être filmés, pour eux et pour les rapports entre eux?

Thome. Un peu. C'est dur à dire. Je me trompe peut-être mais il me semble que l'effet le plus important est celui-ci: comme nous prenions très au sérieux leurs coutumes, euxmêmes s'y sont réinteressés. Il y a tout un mouvement aux Nouvelles Hébrides, en Nouvelle Calédonie, aux Iles Salomon qui vise à maintenir l'ancienne culture et le film a eu des résultats qui allaient dans ce sens. Surtout sur les jeunes. En ce sens, nous avons eu une bonne influence sur eux.

Cahiers. Avez-vous filmé dès que vous êtes arrivés?

Thome. Oui, le premier jour. Au début, nous faisions très attention, nous filmions une heure ou deux par jour. Je ne savais pas comment ils réagiraient en face d'une caméra. En fait, ils sont conscients de la caméra, pour certains c'est facile, pour d'autres, non. C'était plutôt un problème pour les caméramen qui voulaient toujours savoir ce que les habitants de l'île allaient faire, où ils allaient aller et ceux-ci ne pouvaient pas le leur dire parce qu'ils ne sont pas habitués à penser théoriquement ce qui est leur vie quotidienne.

Cahiers. A un moment, vous avez eu l’idée de relancer une production de films de série B faits en Allemagne. Quelle était votre idée a ce moment là?

Thome. J’étais intéressé par les films américains de série B ou par les films que faisait Godard dans les années soixante quand il avait signé cet accord avec la Columbia pour six films. Je rêvais de quelque chose comme ça. C'est tellement éreintant de monter une production. Toute votre énergie passe dans l'art de trouver l'argent et non pas dans la fabrication du film. Je voulais éviter ça. Faire des films B, ça rendait plus facile le fait de trouver l’argent. Et puis, A il y a autre chose. Quand je parle d'un nouveau projet à mes amis, je leur donne l'impression de n'être pas tellement intéressé par le sujet et c'est vrai. L'histoire ne m'intéresse pas tant que ça, je ne veux pas d'histoire vraiment mauvaise, ou d'histoire qui n'ait rien à voir avec moi, mais ce n'est pas le plus important pour moi. C'est plutôt la façon dont c'est montré, la façon dont les gens jouent dans le film. Donc, le film B est idéal pour ça. Ce serait parfait ... si ça marchait. Mais ça n'a pas marché, faute de distribution.

Cahiers. Et aussi les histoires ne sont pas les mêmes dans les films B que dans les films A ...

Thome. Oui. il y a moins de signification, moins de vouloir-dire. Vous savez, les Allemands, ces dix dernières années, ont fait tellement de films littéraires, des romans dit XIX, siècle, Thomas Mann, etc. Ça ne m'intéresse pas du tout de faire ça. J'aime les histoires simples.

Cahiers. Mais dans la réalité allemande d’aujourd’hui vous crovez qu’on peut trouvez l'équivalent des sujets de séries B américaine d’hier?

Thome. C'est assez difficile, oui. En ce moment, je travaille avec un scénariste qui a travaillé avec Geissendörfer, un ancien de Filmkritik. Il a écrit des nouvelles où son approche de la réalité pour moi est stupéfiante de simplicité, tellement concrète. Quand vous lisez des gens comme Peter Handke... (soupir) ou au théâtre, ce que fait Peter Stein… c’est intéressant, bien sûr, il essaie d’établir une sorte de système hollywoodien dans le théâtre allemand. C'est parfait. Ce qu'il obtient de ses acteurs est incroyable mais c'est si compliqué, si lourd de sens, si difficile à comprendre. Mes sujets de films B partaient de ce que font les jeunes, de la drogue, des choses comme ça.

Cahiers. Et pourquoi, selon vous, ça n’a pas marché? Est-ce que ce n’est pas la télé qui est le bon endroit de tels films?

Thome. Je n’aime pas la télévision. J’ai toujours refusé de travailler à la télé. C'est comme la vidéo, ce n'est pas du film, c'est électronique. Je suis vîeux-jeu en un sens. J’ai toujours ce rêve du cinéma des années trente et quarante, jusqu'à la nouvelle vague française.

Cahiers. Est-ce que Fassbinder n'est pas le seul à faire ça, raconter beaucoup d'histoires, des histoires populaires qui viennent de la réalité allemande? En ce sens, Maria Braun est un mélo typique de série B.

Thome. Oh non, non ... Il est trop nostalgique. Il joue avec des choses nostalgiques. Il utilise quelque chose qui est dans l'air. Le film B pour moi c'est toujours quelque chose d'aujourd'hui, de contemporain...

Cahiers. Qui n'est pas nostalgique en Allemagne?

Thome, Ce n'est pas la nostalgie en soi, c'est la façon dont on s'en sert. Schlöndorff avec Le Tambour, Wenders, Herzog... pas vraiment, il est complètement dans son propre monde mythique, accroché à ses obsessions personnelles. Mais les autres...

Cahiers. Est-ce qu'il n’y a pas aussi chez les cinéastes allemands des années soixante-dix, une nostalgie du vieux cinéma, d'un cinéma dont ils ont été d'autant plus séparés qu’après guerre tout a été détruit. Syberberg nous disait qu'ils avaient du se former par eux-mêmes, en partant de zero.

Thome. C'est ce que disent les critiques. Mais ce n'est pas le sentiment que j'ai eu quand j'aî commencé à faire des films. J'ai commencé avec mon ami Lemke à aller voir des films, des films américains, puis des films (le Godard et nous avons raconté des petites histoires qui nous arrivaient. Des histoires de couples, des histoires de voyages. Lemke filmait très bien des voitures, des routes ; moi plutôt deux personnages dans un décor. Ce serait bien pour moi de travailler en studio, sauf que c'est difficile d'avoir de bons décors, qui fassent vrai.

Cahiers. Et pourtant, vous ne croyez pas qu'il y a rapport entre la nostalgie et l'utopie?

Thome. Pas pour moi. Je me sens pas nostalgique.

Cahiers. Parce que ce qui nous ftappe, chez beaucoup de cinéastes allemands, c'est une certaine conception, rêvée, mythique ou idéale, d'une Allemagne incomplète. L'Allemagne et quelque chose d'autre. L'Allemagne étant aussi ailleurs qu'en Allemagne. Herzog et l'Amérique Latine, Wenders et Hollywood, Schroeder et l'Italie. Et nous pensions qu'il y avait ça aussi chez nous : Made in Germany and USA. Ou le fait de retrouver le Pacifique de Murnau.

Thome. Je ne sais pas. La seule chose que je peux dire... surtout quand je me trouve dans un autre pays... j'aime bien quand les gens pensent que je ne suis pas allemand. Ce n'est pas bien, parce que malheureusement je suis allemand et je dois vivre avec ça. Je préférerais être américain ou quelque chose comme ça. Vous savez, je suis né en 39 et j'ai eu l'expérience de l'immédiat après guerre. Mes parents étaient les seuls nazis du village où nous vivions... Les cinéastes que j'aime ne sont pas allemands : Hawks, Rossellini, Ozu. Leurs films sont plats (flat), les films allemands aiment bien être profonds. C'est pareil en littérature. J'aime Hammett ou Chandler...

Cahiers. Quelle est votre situation parmi les cinéastes allemands. Vous sentez-vous isolé? Ou un peu oublié dans cette reconnaissance dit cinéma allemand?

Thome. J'appartiens à ce cinéma. Surtout au début des années soixante-dix, quand l'argent a commencé à venir. J'en suis un peu sorti, mais j'étais toujours là, je faisais un film tous les deux ans. Des films qui parfois ont influencé les autres cinéastes, comme Wenders. Toute sa méthode de tourner sans script, ça vient un peu de moi. Après Detektive et Rote Sonne, j'ai eu un très grand succès critique, certains ont même pensé que c'étaient parmi les meilleurs films en Allemagne. Ensuite, les critiques qui avaient aimé les premier films ont beaucoup moins aimé les autres, et vice versa.

Cahiers. Vous allez continuer a touner sans script?

Thome. Non. Parce que c'est plus facile de travailler avec des acteurs, des techniciens avec script parce que sinon ils ont peur, ils ne savent pas où ils vont, tandis qu'un script les rassure... C'est ce qui s'est passé avec le film que j'ai tourné cet été qui s'appelle Berlin Chamissoplatz.

Cahiers. Pouvez-vous nous en parler?

Thome. C'est un pâté de maisons a Berlin ou vivent beaucoup de Turcs dans des vieilles maisons, parce que le loyer est très bas. Il n’y a aucun confort et on essaie de rénover ces maisons pour les transformer en appartements modernes et chers. C’est l'histoire d'un architecte d'une quarantaine d'années qui s'occupe de cette rénovation et d'une étudiante d'une vingtaine d'années qui travaille dans une sorte de magasin alternatif et qui lutte contre la rénovation. Ils se rencontrent et tombent amoureux l'un de l'autre.

(après un temps)

Vous savez pourquoi j'ai choisi cette île? Non? C’est à cause de sa forme et le fait que c'était une île volcanique. C'est le seul film mystique que j'aie fait. Parce que je suis un peu superstitieux, comme tout le monde, et dans l'île il y avait beaucoup de superstitions. Soudain, certaines parties de l'île étaient tabou parce que le chef avait dit qu'un mauvais esprit s’y trouvait. On ne pouvait pas y aller pendant un on deux jours. Cette île est réellement un drôle d'endroit. Je voulais finir le film avec un plan vu d'avion où ou voyait Cynthia écrire en grosses lettres avec un bambou le mot FIN sur la plage. Et puis je voulais boucler le film sur lui-même comme ça. Mais quand on a voulu faire ça, quand le pilote est descendu jusqu'à trois cent pied du sol, au niveau du cratère, il y a eu soudain une force étrange qui s'est emparée de l'avion comme si elle voulait le détruire. Et le pilote ne pouvait plus rien faire. C’est comme si on avait transgressé quelque chose, voulu filmer l'enfer ou quelque chose comme ça. Il n'y a pas de fin au film, il y a juste du noir.

Propos recueillis par Serge Daney et Yann Lardeau




 

L’INTROUVABLE
PAR YANN LARDEAU

Connu, pas connu
Ancien rédacteur de Filmkritik, Rudolf Thome appartient à la même génération de cinéastes que Fassbinder qui fait une apparition dans Supergirl, Wenders (qui écrivit une critique enthousiaste de Rote Sonne en janvier 70), Herzog ou Syberberg. Il a à son actif cinq courts métrages et sept longs métrages. Le dernier, Berlin Chamissoplatz sort à Berlin le même temps que Description d'une île à Paris. Farouche partisan du son direct, il a été immédiatement reconnu par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet qui participèrent matériellement à la réalisation de Jane erschiesst John weil er sie mit Ann betrügt (Jane abat John parce que celui-ci la trompe avec Ann, 1968) En France, il reste peu connu sinon pas du tout. Made in Germany a été projeté à la sauvette en 1978 (voir Cahiers, no 285) et les cinéphiles parisiens ont pu voir Description d’une île lors de la Semaine des Cahiers. Que Thome construise patiemment son œuvre, c'est certain, c'est ce que montrait à l'évidence l'hommage que lui a rendu en octobre le Goethe Institut. De film en film, on voit nettement la progression (la démarche aussi) d'un cinéaste, qui en dépit des déboires de production et de distribution n'a rien abandonné de ses projets.

Supergirl est son troisième long métrage, mais son premier projet. Tagebuch (Journal intime, 1975) reprend le thème du couple abordé dans Made in Germany und USA; Rudolf Thome et Cynthia Beatt en sont les pricipeaux acteurs. L’exuberance du Jardin botanique de Berlin y préfigure Description d’une île, alors en projet et dont Cynthia Beatt est co-réalisatrice. Ce dernier film est aussi la réalisation d'un vieux rêve : Rio Guaniamo, un film sur la jungle vénézuélienne que Thome n'avait pu faire avec la Columbia en 1971.

Séries B - made in Germany
Detektive (1968), Rote Sonne (1969), Supergirl (1971), Fremde Stadt (Etrange cité, 1972), forment une première série homogène de longs métrages où la science-fiction et le policier se mêlent allègrement dans une tentative inaboutie de relancer la Série B en Allemagne. Des détectives s'affrontent autour de belles filles pour de l'argent; un gang organisé de femmes liquident systématiquement leurs amants pour ne pas en tomber amoureuses; une extraterrestre, fan de Marvel, tente vainement d'avertir la Terre de l'arrivée des Envahisseurs; un bandit, sa femme, une bande rivale, un commissaire de police qui a du flair et un préfet véreux se partagent d'un commun accord le butin d'un hold up: les premiers films de Thome oscillent toujours entre une part de rêve contenue dans la réalité et le poids de cette réalité. S'il le faut, on s'y tue froidement, sans excès ni passion. Les filles sont toujours superbes, dominantes et d'une efficacité glacée; elles ont la perfection formelle d'un programme génétique. Face à des hommes plus courageux en mots qu'en actes, elles sont fatales comme les stars des films noirs. Ce monde est sans loi ni morale. La liberté est à nous: c'est à peine une parodie des films noirs d'Hollywood: un peu comme si, avec des moyens très réduits, Thome avait retenu essentiellement, et démesurément agrandi dans les cernes de Marquard Bohm, les clins d'œil que lance Bogart à Bacall et à la salle dans The Big Sleep. Comme s'il avait diminué d'autant l'enjeu dramatique, et l'exigence d'un réalisme ponctué de temps forts et de temps morts. La liberté n'est pas à nous: si tout est possible au cinéma, si les protagonistes semblent dépourvus de toute motivation psychologique, leurs actes n'en obéissent pas moins à un réalisme des mobiles: entre autres, l'argent. Ils sont surtout limités par une réalité beaucoup plus essentielle: leur poids physique, la finalité de leurs mouvements. Le cinéma de Thome est d'abord réglé sur une fonctionnalité des gestes et des objets, sur une crédibilité matérielle des actes. C'est la première leçon tirée des maîtres américains, Hawks ou Walsh. En découle une seconde règle, plus discrète, concernant les acteurs : leur jeu est sobre, leurs visages neutres: toute théâtralité est exclue. Les gestes de la vie quotidienne sont d'une banalité affligeante, d’une grand platitude. Et leur nature serait-elle hors du commun que leur aspect garderait encore cette platitude première que leur dicte la nécessité. Rudolf Thome dit avoir filmé les dialogues de Max Zihlmann, scénariste de ces quatre films, comme des documentaires, de la même façon que Godard, dans Alphaville, a d'abord filmé une fiction comme un documentaire.

Soustraction du temps
Ceci est encore plus flagrant dans les courts métrages, Die Versöhnung (La Réconciliation, 1964), Stella (1966), Galaxis (Galaxie, 1967), Jane erschiesst John, weil er sie mit Ann betrügt (1968) et Hast du Lust mit mir einen Kaffee zu trinken? (As-tu envie de boire un café avec moi? 1980), qui conduisent aussi bien aux films de jeunesse qu'aux films de maturité. D'abord parce que les personnages sont plus proches de nous: ils ont une existence sociale, des réactions psychologiques que nous mesurons mieux et qui fait souvent défaut dans le premier ensemble de longs métrages. Outre l'objectivité foncière de la caméra, on voit bien d'où émerge l'ambiance irréelle des films de Thome: la caméra enregistre surtout les transformations du cadre de vie urbain comme domestique (l’américanisation de l'Allemagne), elle délaisse l'environnement traditionnel. De là cette impression qu'on a souvent de se déplacer dans ces films comme dans un magazine de mode ou des shows publicitaires. L'incongruïté est du même ordre que la présence d'une bouteille de whisky ou de Coca dans un intérieur japonais d'un film d'Ozu.

Il n'y a de place ici que pour les temps morts, que pour une mort du temps. Si cet autre monde est une utopie, cette utopie n'est pas une qualité de plus du monde, elle est la soustraction d'une de ses dimensions, celle du temps. Parce que l'histoire est absente des films de Thome, chacun apparaît comme une chronique ponctuelle de son époque.

Made in Germany und USA opère une rupture, certes. Il n'en existe pas moins une continuité secrète entre ce dernier cycle des films documentaires de fiction (Made in Germany, 1974, Tagebuch, 1975 - Journal intime, Beschreibung einer Insel, 1979 - Description d'une île) et le précédent. Cette rupture formelle, en un sens, n'est que d'économie: elle résulte de la suppression du scénario à la base du film, de la soustraction des dialogues de Max Zihlmann (c'est pourquoi ou peut considérer Detektive, Rote Sonne comme autant de «descriptions d'un scénario»). Désormais la fiction s’improvise au tournage, elle se construit sous nos yeux S'il y a bien un thème de départ (les relations difficiles d'un couple dans Made in Germany, «Les Affinités électives» dans Tagebuch, et un cadre, Berlin, les USA), cette situation idéale se confond avec la réalité du tournage, les acteurs deviennent les véritables auteurs de la fiction. Le moment et la durée des prises de vues, le métrage disponible, en règlent le développement et la conclusion. L'espace du film est circonscrit par la nature des relations existant entre les acteurs présents sur le tournage: cette relation ne connaît pas de hors-champ, elle ne peut se développer que de l'intérieur. La fiction se construit d'une part avec toutes les idées que les acteurs supposent aux personnages qu'ils incarnent, avec leur propre vécu d'un tel scénario, et, d'autre part, avec toutes les réactions, toutes les résistances physiques de leurs corps à se dissoudre dans l'idéalité des personnages, à passer dans l'imaginaire de cette fiction, avec tous leurs efforts pour échapper à cette relation fermée, l'espace même du film qu'ils reconduisent inévitablement: bégaiements, hésitations, répétitions, idées fixes, immobilité des positions, mélange de pudeur et d'obscénité. Dans Made in Germany une longue discussion - qui revient toujours au point de départ: «Mais pourquoi m’as-tu trompé avec lui?» - conduit à la rupture du couple, l'un fuit l'autre en Amérique (mais entre l'Amérique et l'Allemagne, la différence n'est que de langage). La même séquence est reprise par deux fois dans Tagebuch (séparation du premier couple et constitution du second). Il n'y a plus ici qu'un long plan-séquence fixe d'une demie-heure environ avec des raccords dans l'axe par fondu. On perd, du coup, toute notion de la durée réelle de la discussion (en est-ce la totalité? Des fragments?). Chaque bobine en reprenant la conversation là où elle en était l'annule par un nouveau départ à zéro. Toute la tension de la situation s'épuisé dans sa description, cet étalement sans fin de ses termes - comme elle s'y régénère constamment : la description achevée ne peut que ramener à la situation initiale des corps et au conflit induit. La durée est essentielle à un tel cinéma puisque c'est par elle que le commentaire, l'auto-analyse, opère la mise à plat et la remise en question de tout le contenu du plan et qu'on revoit ce même plan comme si on ne l'avait jamais vu (l'usage du cinémascope dans Fremde Stadt ou Detektive effectuait la même opération sur les scénarios de Zihlmann). Il ne s'est rien passé. Mais que s'est-il donc passé? Si le tournage est l'objet même de la fiction, son seul matériau, ce principe est aux antipodes du cinéma direct (toujours soumis au besoin de dramatisation, à une surenchère de vérité - c'est pourquoi le cinéma de Thome est à la fois très proche de celui de Cassavetes par sa méthode et très loin dans son effet) et des tentatives de démystification du tournage dans le plan (s'il y a un réalisme obligé du référent au cinéma, le simple fait de filmer ici déréalise le contenu de l'image), comme de sa fictionnalisation, de sa célébration spectaculaire (La Nuit américaine montre un cinéaste constamment obligé de rattraper les accidents de tournage par rapport au scénario originel, Tagebuch, Made in Germany und USA se nourrissent de ces mêmes difficultés). La fiction est la perte du temps de tournage, la perte du temps du film, sa dissolution accomplie a la surface de l'écran. Beschreibung einer Insel est le récit de cette fuite hors du temps dans une île qui n'est qu'histoire.


"Description d'une île” - le scénario
Le scénario est le suivant : un contrat d'édition en poche, cinq jeunes gens étudient pendant six mois les mœurs des habitants de l'île d'Ureparapara, dans les Nouvelles Hébrides (organisation sociale, mythes et rites, langue, technologie, art, etc.) Le film est donc d'abord cet ensemble de matériaux ethnographiques fixés en des sons et des images. Par ailleurs il inclut les différentes réactions clé l'équipe de chercheurs au cours du séjour vis-à-vis des indigènes, et des uns par rapport aux autres. Sur le plan ethnographique strict, le film expose donc l'objet de la recherche et la méthode de travail (les moyens techniques de l'information, entretiens, dessins, photographies, cartes et plans, observation ... ). L'inclusion de la subjectivité des chercheurs est déjà une torsion de ce projet: ce n'est pas tant la marge d'erreur d'interprétation des données et les préjugés qui comptent, que la possibilité immédiate d'une ethnologie comparée entre les indigènes et les Européens.

Le film est évidemment tout à fait autre chose que son objet ethnographique: il est également, par sa description systématique, le processus de dissolution lente de sa réalité jusqu'à l'extinction complète de son image: un plan vide, l'image disparue de cette île aspirée dans le trou noir de sa description quand résonne encore une dernière fois la voix indigène : «C'est fini». Il est aussi l'impossibilité de cette science, l'improbabilité de son objet, l'impossibilité de toute représentation de la société.

Il y a peu d'élus dans ce paradis terrestre, si loin et si petit que le monde l'a oublié ou négligé, le nombre ne peut donc pas compliquer les relations entre les gens. Il y a comme une transparence obligée de ces relations directes entre les individus, analogue à la clarté de l'environnement naturel. Puisque cette île est sans histoire, hors de la tourmente du monde et comme son envers, elle est tout espace, la société y est instantanénient visualisable (il est aisé de la filmer dans son ensemble comme en détail). Le point de vue superficiel rejoint son exposé en profondeur, jusqu'à coïncider avec lui: faire le tour de l'île revient à mettre à jour, à plat, sa vérité. Cette île n'a pas de secret, toute la société petit s'y résumer en graphes, plans, cartes, schémas de parenté, dessins, photos et film. Elle est la figure du monde. Une femme peut la porter sur ses épaules (la chemise de Cynthia Beatt) avec ces trois mots : Paradise of Pacific. Ureparapara est immémoriale, légendaire, et mystérieuse son essence: elle est à la source de tous les messianismes, des grands voyages et de la Conquête de l'Ouest, elle existait déjà au cinéma, dans les contes fantastiques et les romans d'aventures. C'est L'Ile au Trésor. C'est Tabou, L'Ile du Docteur Moreau.

«Les cornes de ce croissant sont séparées par un bras de mer qui s'écoule entre elles sur environ 1100 pas et se répand sur un immense espace vide protégé des vents par la terre qui l'entoure de tous côtés. ilforme une sorte de vaste lac d'eau calme plutôt qu'agitée et fait de presque tout le centre de l'ile un port»
(Thomas More, Utopia).

Ureparapara est la preuve de l'existence de l'Utopie.



Ureparapara-Utopie.
Après quoi le Monde n'a plus qu'à recommencer son histoire, deuxième version de la Génèse: Ureparapara contient toute l'histoire du monde, c'en est la mémoire depuis le mythe de la création. Echanger un poste de radio contre des coquillages, c'est aussi réinventer la monnaie. Les ethnologues investissent scientifiquement leur terrain, comme une patrouille ou un commando aéroporté qui précéderait de quelques semaines des puissances rivales: les gardes-côtes français et anglais qui sillonnent la mer. Herzog avait filmé ses soldats au repos dans Signes de vie, oscillant entre l'archéologie et les valeurs paysannes, de même qu'ici un bel athlète blond (Brian Beatt) apparaît soudainement dans une partie de football, maître de la balle au centre d'une mêlée dépareillée d'indigènes. Le relevé topographique est d'abord un outil militaire. Mais cette armée n'est qu'une armée de touristes avec ses appareils photos, son matériel de plongée, ses sacs de couchage et ses bouteilles thermos, soucieuse avant tout de son confort (la monstruosité du touriste: voir Scarabea de Syberberg). Mais ces allures de vacances sont scolaires, il faut faire de la géographie et des langues,de la botanique et du dessin, rendre ses devoirs au prof, Cynthia Beatt: les élèves se rebellent. Derrière cette école, se dresse l'usine, et le salariat ... Ces envahisseurs ne sont que des exilés qui fuient une Allemagne trop policée.

Car en face d'eux il n'y a rien, rien qu'une autre histoire, l'histoire d'autres fuites: celle des Mutinés du Bounty qui ne purent accoster; celle des indigènes que la famine chassa de 1eurs terres et qui ne rêvent que d'y retourner. Et si ce paradis n'était que la douceur trompeuse de l'enfer? Le Sauvage décrit aux réfugiés de Berlin le manque d'air de cette prison, l'agressivité de sa forme et sa pollution, les abus de la colonisation, l’aliénation impitoyable du travail. Il n'y a d'ailleurs pas de Sauvages sur cette île, il n'y a que des Civilisés avec la même histoire que les autres: tous mariés très catholiquement et divisé entre les Partis Politiques de l'Indépendance, ils s'appellent (Georges, Charles, Jonathan ou Nickelson; ils ont la nostalgie des traditions perdues. L'énigme est donc entière: avant les ethnologues, avant le cinéma, avant les habitants de Reef-Island, avant le Bounty, qu'y avait-il sur cette île? Ureparapara est la réfutation de l'Utopie.

Dès le premier plan, les voyageurs nous l'avaient pourtant bien dit: «Elle ne cesse de changer de proportions» -mais nous ne pouvions voir cette île à géométrie variable autrement que dans le retour permanent de son cadre d'ensemble. Ureparapara est un mirage, elle croît démesurément, tout repère détruit le fragile équilibre des connaissances précédentes. Elle est surpeuplée: Brian Beatt rejoint l'équipe, la Marine française y fait halte, puis les Anglais. Cynthia Beatt découvre avec effroi qu'une pléthore de diables habite chaque indigène. Nouvelle version de La Nuit du chasseur: cette multitude de Tamates la poursuit dans un véritable acting-out.

Soustraction du poids.
La folie douce, envoûtante, de ce monde (et de ce film) tient pour beaucoup à la constante égalité du son, à ce silence premier où les bruits et les voix se détachent comme étouffés dans une brume. Elle tient aussi à l'uniformité de l'image, cette légère distance conservée par la caméra à l'intérieur du groupe qui la maintient à la fois un peu en retrait, à l'abri des personnages et des évènements et, sans pouvoir de préemption dessus, la rapproche considérablement d'eux, dans l'immatérialité d'un frôlement ou d'un chuchotement. Parce que cette oreille et ce regard ne hiérarchisent pas les différentes composantes du son et de l'image parce qu'ils ne spécifient pas des axes de signification (même si le film obéit à un découpage précis de ses séquences: technologie, jardinage, organisation sociale, mythes, rites, etc.), parce que chaque personne, chaque évènement y est traité également, la fluidité du montage exténue la tension des antagonismes, annihile les différences (le Sauvage et le Civilisé, le Masculin et le Féminin, la Nature et la Culture). Ce nivellement du sens (des perceptions) confère à l'île cette qualité irréelle d'une vie au ralenti, sans effort parce que sans résistance, comme si les choses et les êtres avaient perdu la mesure de leur propre poids et s'étaient progressivement laissés gagner par l'apesanteur, la matière molle de l'image.

Comme Tabou ou Milestones, Beschreibung einer Insel est un film unique, essentiel à la magie du cinéma sans qu'on puisse dire exactement en quoi, sinon qu'il tourne le dos au schéma directeur de la quasi-totalité des films. Le montage cinématographique en général mise toujours sur un rapport de forces avec le spectateur, sur une mémorisation de temps ou de points forts de l'image dont les temps faibles, les temps morts, une amnésie partielle, accumulent l'énergie. (Godard est la forme exacerbée de cette tendance: celle d'une détente extrême des sens par leur tension maximale en un point du film). A l'inverse, Description d'une île joue sur la faculté immédiate de l'image et du son à s'évanouir, sur l'annulation de l'image en son passage - sur une progression amnésique du spectateur. On peut voir et revoir ce film, l'effet sera toujours le même, et on ne pourra jamais le revoir parce que le charme agira de nouveau, à neuf : la plénitude de n'être plus soi-même que ce corps vide du monde, cette nuit sans mémoire du dernier plan où le film a oublié ses images.

BESCHREIBUNG EINER INSEL. (DESCRIPTION D'UNE ILE). R.F.A. 1977/79. Réalisation : Rudolf Thome et Cynthia Beatt. Photo: Matthew Flannagan, Sebastian Schröder. Montage: Clarissa Ambach. Son: Max Hensser. Production: Moana-Film GmbH, Berlin. Interprétation : Gabrielle Baur, Brian Beatt, Cynthia Beatt, Susanne Christmann, Otto Kayser, Edda Köchl.

Yann Lardeau dans Cahiers du Cinéma, Octobre 1980

 

L'ART DE LA FUITE
"Description d’une île”

L’île en question s'appelle Ureparapara et fait partie des îles Banks, archipel septentrional des Nouvelles Hébrides, Etat océanien ayant accédé à l'indépendance en mai dernier, lui-même situé juste au nord de la Nouvelle Calédonie. Vous voyez où c'est? Exactement aux antipodes, au coeur des Mers du Sud paradisiaques et de la mystérieuse Mélanésie.

Dans cette île débarquent donc un (beau) jour un groupe de jeunes Allemands (plus deux Américains) avec un projet bien précis : procéder à une description intégrale de Ureparapara, tout décrire selon tous les paramètres (occidentaux) du savoir: rites, botanique, géographie, cuisine, géologie, sociologie, pharmacopée, mythologie, économie, etc... tout, absolument tout. Ils se donnent six mois pour accomplir leur projet, qui prendra la forme d'un livre (illustré de fort beaux dessins) qu'un éditeur s'est engagé préalablement à publier. Le film montre le travail d'enquête et la vie quotidienne des enquêteurs; il faut se garder de confondre le projet des descripteurs et celui des cinéastes (que l'on voit jamais).

L'entreprise des descripteurs, dans sa démesure et son arrogance, relève d'une tradition encyclopédiste caractéristique du XVIIIème siècle, de cette sorte de confiance aveugle en l'efficacité explicative des «sciences naturelles» à inventorier l'univers (confiance aveugle qu'entretiennent aujourd'hui les «sciences humaines»); description d'ailleurs est un concept scientifique (il suppose l'objectivité, l'impartialité) indispensable à la raison naturaliste et souvent employé par opposition à la démarche littéraire ou poétique («la description, disait Max Jacob, c'est le contraire même de la poésie»); le plus grand de tous les naturalistes, Alexandre von Humboldt, intitulé d'ailleurs son oeuvre-maîtresse : Cosmos, Essai de Description physique du Monde.

Le trésor de cette île, pour nos héros néo-stevensoniens, réside donc dans l'ignorance où on la tient, dans le capital de savoir qu'ils vont pouvoir accumuler sur elle six mois durant;

Le film procède à la manière du lecteur des romans de Jules Verne : il saute sur les interminables pages de descriptions naturalistes (relisez l’ile mystérieuse ou Deux Années de Vacances) et ne conserve, bien heureusement, que les instants de forte intensité relationnelle.

La force du film son intérêt permanent (il dure pourtant plus de trois heures) naissent précisément de la discrète ironie avec laquelle Rudolf Thomé observe les tâtonnements consciencieux (et naïfs) de ces nouveaux naturalistes écartelés entre les modèles vernien et humboldtien.

Les Ureparapariens ressemblent peu, malgré l'indéniable harmonie de leur communauté, à des êtres d'utopie; convertis à l'anglicanisme, intégrés à l'économie régionale du coprah, parlant souvent l'anglais (dans sa version pidgin) et commentant les traditions ancestrales avec un sourire entendu, ces lointains Mélanésiens ne sont ni de bons sauvages spontanément exemplaires d'un civisme édénique, ni des êtres entièrement acculturés par les frottements coloniaux. Le film nous les présente vivant dans un univers rural où la forêt tropicale leur fournit presque tout; avec des matériaux quasi exclusivement végétaux, ils bâtissent leurs maisons, élaborent des mets singuliers, guérissent les blessures et les migraines, appâtent les poissons, composent et décorent leurs masques de cérémonie, etc... Mais l'enjeu politique de leur Etat les concerne, ils connaissent l'enjeu de l'indépendance et militent en faveur des thèses du Vanuaaku (1) ; il leur arrive de critiquer le climat (humide et nuageux) de leur île et d'exprimer leur projet d'émigration.

Le film fait l'impasse sur la vie érotique des Uréparapariens (à l'exception d'une allusion mythique à la fondation de l'île) et ne donne quasiment - jamais la parole, aux Uréparapariennes; mais trois heures ne suffisent pas pour décrire filmiquement; une île. On sort de ce film en se posant mille questions sur Vanuatu, sur l'échec des utopies, sur les mirages des ethnologues... et on se met à rechercher le livre des descripteurs. A quand sa publication en français ?

Ignacio RAMONET dans Libération 12. 11. 1980

 

L'initiation au voyage

Pendant six mois, un groupe d'Européens s'installe dans une petite île des Nouvelles-Hébrides, Ureparapara, dans le but de s'initier aux moeurs des habitants. Ils veulent surtout retrouver ce qui subsiste de leurs coutumes, que différentes expéditions et en particulier la civilisation chrétienne ont fait, en grande partie, disparaître ou tout au moins camoufler.

Une des conversations (en anglais) de la coréalisatrice Cynthia Beatt avec un insulaire est passionnante et très révélatrice: on réalise quel fossé sépare les modes de vie et même les sensibilités.

Pour les gens d'Ureparapara. l'organisation sociale semble le résultat d'initiations successives, d'alliances ou de mésalliances; l'échelle des valeurs paraît, dans une certaine mesure, concrétisée par les couleurs, etc.

Mais la démarche du film est double. En même temps qu'ils s'installent avec certaines difficultés, malgré l'accueil plutôt favorable des autochtones, et qu'ils cherchent à étudier et comprendre les moeurs locales, les étrangers vont à la découverte d'eux-mêmes. Ce contact prolongé et plein de surprises avec une humanité différente amène les Européens à se remettre en question. Ainsi les discussions qu'ils ont entre eux, sur euxmêmes, sur leur aventure, sur leur avenir sont-elles pleines d'enseignements. s'Ils sont venus dans cette île, protégée de l'envahissement touristique c'est, en partie, pour écrire un livre sur une civilisation en vole de disparition.

Ils parlent du plan de ce livre mais le film ne nous cache pas des affrontements où, par exemple, quelques membres de l'expédition s'insurgent contre l'autoritarisme de la coréalisatrice Cynthia Beatt, qui a incontestablement plus d'allant que tous les autres. Ce festival de reproches a, d'ailleurs, lieu en l'absence de «l'accusée», un moment éloignée par la maladie.

Ce film de trois heures et douze minutes, que l'on pouvait croire austère est intéressant de bout en bout et même souvent passionnant. La personnalité de chaque membre de l'expédition se dessine avec netteté, au point qu'il y a les sympathiques et ceux qui le sont moins. Mieux, certaines individualités de la population locale nous deviennent familières et nous en apprenons autant sentimentalement qu'intellectuellement.

En outre, Rudolf Thome et Cynthia Beatt n'ont pas abusé de la « belle »photo de voyage ni du folklore trop «touristique».

En restant près de la vérité et même en ne mettant totalement au service de cette vérité, ils ont réussi un très bon film d'aventures physiques et morale.

Il faut souhaiter que le succès de cette invitation à un voyage extérieur et intérieur dépasse le cercle des cinéphiles pour atteindre un public plus large qui ne le regrettera pas.

Robert Chazal dans France-Soir 14. 11. 1980

 

DESCRIPTION DUNE ILE de Rudolf Thome et Cynthia Beatt avec Cynthia et Brian Beatt

Un peu plus de trois heures durant, le spectateur habite le film. Il débarque à Ureparapara, dans les Nouvelles-Hébrides, avec l'équipe germano-britannique venue étudier les mœurs autochtones. Mais, avant d'apprendre quoi que ce soit, les Européens doivent se familiariser avec une nouvelle vie où, plus encore que les animaux, les arbres et les feuilles ont la vedette: on en fait en un instant des instruments de musique, des jouets, des drogues. Le voyage est conçu comme aide à l'élaboration d'un livre et le film a en effet le charme de toujours demeurer un projet sans jamais devenir une enquête achevée. Alors, le spectateur se promène dans «Description d'une île», quelquefois aussi passionné par la vie des Européens que par celle des autochtones et parfois l'esprit ailleurs. Car, avant d'être un film ethnologique, c'est un film "différent” et dans lequel on se sent bien.

Le Nouvel Observateur No 836, 17. - 23. 11. 1980


Description d'une île
de Rudolf Thome et Cynthia Beatt

Le bichelamar, langue locale, le string-band (musique), le lap-lap (plat national), le kava (boisson euphorisante), le sabre d'abattis (pour se tailler un chemin dans la brousse), les cocotiers, le copra, l'humidité, le corail et les requins, le retour à la «coutume» après l'influence des évêques... tout y est, ou presque, dans le film sur les Nouvelles-Hébrides (le Vanuatu, depuis l'indépendance, le 30 juillet), de Rudolf Thome et Cynthia Beatt.

Leur documentaire de fiction a été tourné dans une des petites îles de l'archipel, Ureparapara. On y voit débarquer, et s'installer pour six mois, une equipe de jeunes Allemands décidés à tout inventorier (faune, flore, société, économie, etc.), pour revenir chez eux avec un livre. Mais apparemment, la nonchalance néo-hébridaise l'emporte sur l'enthousiasme scientifique, et la culture mélanésienne dissocie le groupe des observateurs. Ils se posent beaucoup de questions, le film propose d'autres réponses : la réalité, de toute façon, l'emporte.

C'est finalement un grand mystère, que cette «Description d'une île» (ou plutôt: histoire d'une description). Elle dure trois heures et demie, sans effort, sans ennui, de la part du spectateur, à condition qu'il se laisse prendre au jeu, qu'il s'embarque lui aussi dans cette aventure, accepte de ne pas tout comprendre, de se laisser aller à ces belles images fraternelles, où les enfants, sans se troubler, vivent à l'heure des magnétophones et des chefs coutumiers, sans jamais avoir vu la télévision.

Il faudrait conseiller à une équipe française de se rendre à Port-Vila et de trouver, à son tour, un îlot perdu. La francophonie est maltraitée dans ce film, il n'y a pas de raison.

CLAIRE DEVARRIEUX dans Le Monde, 19. 11. 1980