Made in Germany et USA (1974)
Le gris du cur
(Made in Germany and U.S.A.)
Il y avait autrefois, on peut s'en souvenir (1), de «misérables esthètes en quête de placer leur chlorotique admiration», qui avaient inventé la beauté des usines. Il existe aujourd'hui
une tendance critique qui, sur fond d'apitoiement fielleux, a
inventé l'esthétique de la misère. Des films aussi différents,
pour en citer trois, qu'Anatomie d'un rapport de Moullet, Le Théâtre des Matières de Biette et aujourd'hui le très beau Made in Germany and U.S.A. de Rudolf Thome (son quatrième long métrage) en ont récemment
fait les frais. Bien entendu, cette tendance critique a elle-même
ses représentants vulgaires et ses théoriciens futés. Pour parier
des premiers tout d'abord, la projection de presse à laquelle
j'ai assisté de Made in Germany and U.S.A. (deux heures vingt-cinq) a été continuellement ponctuée par
les rires de jeunes gens appartenant à une revue parisienne de
cinéma regroupés autour d'un de leurs aînés, et avides de communier
entre eux de la plus sùre façon, c'est-à-dire dans le dénigrement
bruyant. A la sortie fusaient des commentaires d'un genre déjà
usé au moment même où ils avaient dù être proférés pour la première
fois (à propos dA bout de souffle sans doute), par exemple : «Au fond, le film nest pas si fauché que ça, puisque les deux
héros changent une fois de matelas au cours de leurs interminables
scènes de ménage».
L'autre courant de cette tendance critique est plus «moderne»
sans doute, plus théoricien. Il a bien assimilé les discours sur
la mise en abyme, l'auto-réflexion, l'adéquation d'un produit
à ses conditions de production et le film comme témoignage sur
son propre tournage. Peut-être même croit-il ne rien dire d'autre
que Duras quand elle écrit, à juste titre, dans l'un de ses commentaires
au Camion, que «la fabrication du film c'est déjà le film» (2). Du coup, Made in Germany and U.S.A., considéré comme un film sans aucun intérêt du point de vue
de l'art, pourra devenir précieux comme «document sur la misère du cinéma d'auteur el l'admirable ténacité
de ceux qui veulent s'exprimer à loin prix par la caméra alors
quun stylo-feutre est si bon marché». Ce coup de pied de l'àne est de Michel Perez dans Le Matin
du 29 décembre 1977. On m'excusera, j'espère, de m'attarder un
peu sur cet article de façon polémique, mais il est grand temps
que des saboteurs de travail du type Grisolia ou Perez cessent
de sévir dans des journaux de grande diffusion sans assumer le
risque (on se tient les coudes dans le milieu critique, voyez
la chaude ambiance des salles de projection privées) de se faire
épingler à leur tour (cf., entre autres faits d'armes, l'obstination
perfide avec laquelle Grisolia, l'été dernier, avait commenté
en dironiques notulettes la passionnante rétrospective Maurice
Tourneur sur FR3).
L'article de Perez présente un premier paradoxe: sa date de parution.
Il y a quelques jours, j'ai reçu une lettre circulaire du quotidien
Le Matin m'appelant à le soutenir dans ses efforts pour renflouer
l'union de la gauche et continuer à rendre compte, avec précision
et rapidité, de notre actualité. Or J'article de Michel Perez
sur Made in... a paru alors que le film avait déjà été, après une très courte
sortie. retiré de l'affiche. Allez donc les croire, après, avec
leurs lettres circulaires...
Autre chose, pour en venir au corps de l'article: Perez parle
des «images grises» du film. Effarant à quel point les films ne sont pas vus. Effarant
de constater à quel point les gens ne voient pas le même film,
non pas le comprennent ou l'interprètent ou l'analysent différemment,
non, tout simplement ne voient, n'entendent pas le même film,
hallucinent des séquences entières, ou au con-traire scotomisent
des images, des sons, des couleurs. Comment ne pas dire alors
que les «images grises» de Perez sont une projec-tion et rien
d'autre, une projection de la poussière d'idées qu'il a dans la
tête, ou de la grisaille qui embue son regard. Parce qu'il se
trouve que Made in Germany and U.S.A. est l'un des films les plus clairs, les plus lumineux qui soient
(la photo, soit dit en pas-sant, est de Martin Schäfer, collaborateur
de Robby Müller pour les films de Wenders. Au fil du temps, Faux mouvement... ). D'une blancheur intense, égale, diffuse, arrivant par les
fenêtres ou du ciel comme d'une fenêtre, celle de Rivette dans
L'Amour fou, celle émanant d'un Rhin invisible dans Non réconciliés. Clarté japonaise des plans de Robert Kramer dans The Edge.
En fin de compte, ce que ces archéologues de la misère adorent,
avec leurs airs de défendre le cinéma, disent-ils, d'«auteur»,
ce sont ou bien les films pollués de milliards, comme dit aussi
Duras (mais attention, pas de sectarisme: tout film à milliards
n'en est pas pollué, cf Barry Lindon ou Playtime), ou bien les produits culturels sûrs et de bonne tenue (ah,
la divine musique de chambre de Repérages), ou les films pauvres
mais affichant au-dessus de leurs moyens. Quant aux autres, autrefois
on les ignorait purement et simplement, on ne signalait même pas
leur existence mais les choses ont changé, il ne manque pas aujourd'hui
de conservateurs-fossoyeurs ni darchivistes pour les répertorier
comme «documents sur la misère» à lintention des générations
futures. Comment voulez-vous que ces saboteurs comprennent ce
que l'intelligence d'un ajustement des fins aux moyens peut produire
de positif dans ces films, le bloc d'humour et la concision chez
Moullet, chez Biette une condensation toute musicale et quelque
chose d'inappréciable qui n'est ni la «dignité» du pauvre qui
se tient bien, ni l'orgueil de celui qui fait la manche de profil,
mais une délicatesse, une stricte sobriété, en un mot une politesse.
Et chez Thome, une façon d'aller toujours au plus court, même
et surtout dans linterminable.
Interminable comme une scène de ménage est en effet le film. Il
n'est d'ailleurs rien d'autre que le récit, l'extension, la propagation
d'une telle scène (3). La scène de ménage est inarrêtable, on
le sait, elle a quelque chose de proliférant, un cancer du langage.
Interminable dans le temps. Mais supposons que cet interminable,
comme fait Thome, se transpose du temps à l'espace: on aurait
alors la version idéale, rêvée, utopique, de la scène de ménage,
non plus confinée, mais s'étendant à l'échelle de villes, de pays,
de continents... Une scène où seraient enfin prises à la lettre,
dans leur risque, des formules de défi comme : «J'ai envie de
partir à l'autre bout du monde», ou «fous le camp et ne reviens
plus». Ce ne serait peut-être alors plus tout à fait une scène,
mais un voyage, une course, une aventure. Les protagonistes s'y
quitteraient. poursuivraient, retrouveraient pour se perdre encore.
Dans Courte lettre pour un long adieu, Peter Handke a admirablement décrit cela, et la visite finale
à John Ford n'y a pas le sens édifiant d'un hommage à la sagesse
du vieillard, mais à un artiste des parcours.
J'ai parlé tout à l'heure de Robert Kramer: les ressemblances
ne portent pas seulement sur une qualité de lumière et de blancheur,
mais sur un principe de succession des séquences, et de filmage
de chacune d'elles (sans rien de systématique ni de prévisible
d'ailleurs). Comme The Edge et Milestones, Made in Germany and U.S.A. donne à la fois l'impression d'être une coulée ininterrompue,
une immense continuité tissulaire, ci une pure suite de fragments,
d'intervalles. Pas de mise en place du drame avec exposition,
développement, progression et chute, pas de présentation de personnages
puis mise en rapport, mais de brusques plongées dans des situations
déjà en cours, des actions ou des discussions déjà entamées, comme
si elles avaient commencé sans nous, depuis des heures, mais aussi
bien une minute. Chaque scène produit, au fur et à mesure de son
avancée, ses repérages, son contexte ses rares éléments d'ancrage.
En sorte qu'on peut dire, aussi bien, que le film ne comporte
pas un gramme de tissu intersititiel ou de liant, et qu'il n'est
fait que de cela. Ce parti pris quant a la durée trouve d'ailleurs
son équivalent au plan de l'espace dans une position de la caméra
qui ne présente jamais d'entrée de jeu l'ensemble d'une scène,
mais focalise sur une de ses parties. Comme chez Kramer encore,
il n'est jamais possible de savoir d'avance (mais après non plus)
combien de personnages sont présents chaque fois, un mouvement
de caméra inattendu ou un plan supplémentaire peut toujours (mais
peut seulement) introduire quelquun qui était déjà là, écoutait
sans parler ni surtout se faire voir. D'où le sentiment grandissant d'un espace ouvert, jamais complètement
joué, précaire, dont la loi est donnée, en quelque sorte, avec
la dernière séquence, où Liese tire les cartes à son mari et lui
(leur) dessine un champ de parcours et de devenirs possibles.
Une autre scène, splendide, définit bien cette instabilité topologique
du film, quand la mère de Liese fait livrer une chambre à coucher
au couple et que le mobilier disproportionné à leur logement bouleverse
l'espace antérieur, l'étouffe du dedans, transforme les trajectoires.
Quelque chose comme une très dure gêne passe à ce moment-là.
Car la misère, ni la pauvreté, ni la jalousie ne sont le véritable
thème du film, mais le blocage et la gêne (comme on dit, être «dans la gêne», financièrement, mais aussi
physiquement et dans le langage. En quoi d'ailleurs, comme The Edge et Milestones, il témoigne dune suspicion à l'endroit de la communica-ion
et des mythes dune transparence possible des rapports inter--subjectifs,
et non pas - on s'est complètement fourvoyé pour les deux derniers
- d'une croyance naïve en l'épanchement). C'est d'une traduction
concrète de cette gêne que le film de Thome tient son tranchant.
Comme dans Pour Clémence ou Pourquoi pas?, on y voit bien un homme travailler chez lui, laver, ranger,
jouer avec son enfant, attendre que sa femme rentre du travail,
lui mas-ser le dos, etc. Doù vient qu'ici toute glu est absente?
D'une façon de filmer, à mon sens, qui se situe aux antipodes
de Belmont ou Serreau. Avec ceux-ci, les cadres, angles de prises
de vues, le montage et surtout, surtout, certaine façon d'être
des acteurs dans le plan nont de cesse que nous ne soyons entraînés
dans une complicité de la déprime, compromis dans une proximité
indiscrète du malheur: chaque image s'assure, un temps de trop,
que l'infinie demande d'amour qu'elle profère a bien été entendue.
Le film surveille le spectateur, et lon feint d'occuper des acteurs
à des tâches quand on ne s'occupe, au fond et bien trop, que de
lui. Dans Made in Germany and U.S.A. au contraire, ce qui a lieu a lieu, sans faire attention a nous.
Jean NARBONI dans Cahiers du Cinéma No 285, Février 1978
1. Cf. Documents, article «Cheminée d'usine» (Georges Bataille, uvres complètes, Tomes 1. Ed. Gallimard).
2. Marguerite Duras. Le Camion (Ed. de Minuit).
3. Extraits du press book: «Karl et Liese sont mariés. Ils ont trente ans. Ils saiment. Ils
ont un enfant, Max. Un soir, au cours d'une discussion, Karl sapperçoit
que Liese lui échappe: elle le trompe avec un autre. Il ne peut
l'accepter et- part pour New York. Là, il erre damis en amis,
de bars en bars. A Berlin, Liese bouleversée par ce départ fait
tout pour le rejoindre.»
4. Peut-être est-ce en approfondissant cette question, celle dun
certain «l'ai je bien descendu» qu'on pourra avancer dans l'étude
du corps de cinéma. Il fau-dra aussi se demander pourquoi cest dans un certain
corps de gauche qu'on trouve le plus souvent les effets qui nous font horreur.
5. Je n'ai abordé, dans cet article, que quelques points concernant
des critiques de cinéma, et pas du tout - les Cahiers préparant un dossier sur ces problèmes - une autre manière de
sabotage d'un film que peuvent constituer distribution, exploitation,
mode de sortie, durée du maintien à laffiche, etc. De cela aussi,
le Film de Thome sait quelque chose.
Made in Germany and U.S.A.
LA CRITIQUE DE MICHEL PEREZ
Les interlocuteurs du cou-ple, comédiens non profes-sionnels,
adoptent souvent un ton de décontraction plaintive vaguement psalmodique
qui ne nous porte pas à l'eupho-rie. Et, lentement, le réel s'in-suffle
dans ces images grises, mais ce n'est jamais que le réel quotidien
d'un cinéaste allemand en train de tourner un film avec quelques
milliers de marks et de la pellicule achetée au rabais. Le film
de Rudolph Thome déverse des flots de banalité sur le couple,
il est beaucoup plus intéres-sant lorsqu'on le prend com- un document
sur la misère du cinéma d'auteur et sur l'admirable ténacité de
ceux qui veulent s'exprimer à tout prix par la caméra alors qu'un
stylo feutre est si bon marché.
M. P.
Olympic, v.o. Voir horaires à la salle.