LE GOUROU DEMASQUE: L. RON HUBBARD

Chapitre 4: Sang et tonnerre...

"La première chose qu'il fit en quittant l'université fut de dépenser son trop-plein d'énergie en dirigeant une expédition en Amérique centrale. Au cours des années suivantes, il en conduira trois autres afin de puiser dans l'étude des peuplades et des cultures primitives la matière de ses articles et de ses nouvelles. De 1933 à 1941, il observa ainsi de nombreuses cultures barbares (sic) et trouva malgré tout le temps de publier plus de sept millions de mots..." (Biographie abrégée de L. Ron Hubbard, 1959.) Les nombreuses biographies de Ron Hubbard trahissent d'étranges omissions.

Quiconque calculant un peu se serait très vite rendu compte que le volume de sa production au cours de cette période n' avait jamais pu, loin s'en faut, approcher les sept millions de mots. Entre 1933 et 1941, il avait publié quelque cent soixante articles et nouvelles, parus en quasi-totalité dans des magazines populaires. Or, la nature même de ce support interdit de longs développements: les nouvelles de plus d'une dizaine de milliers de mots y sont rarissimes. S'il avait réellement publié sept millions de mots, chaque nouvelle ou article aurait fait dans les quarante-quatre mille mots, ce qui est impossible : cela fait un court roman, dans les 100 pages de texte sur moyen format.

Des vérifications élémentaires auraient de même prouvé que Hubbard n'avait pas une seule fois quitté les États-Unis ces années-là et qu'il ne puisait donc pas la matière de ses histoires dans de lointaines expéditions mais plutôt dans les inépuisables ressources de son imagination. Quant aux "cultures barbares", les seules qu'il ait peut être eu l'occasion d'observer sont celles qu'on rencontre à New York et à Los Angeles...

Ron revint à Washington en février 1933, moins déçu de n'avoir pas trouvé d'or qu'impatient de renouer connaissance avec une jeune fille rencontrée peu avant que son père ne l'expédie à Porto Rico. L'objet de sa flamme, du nom de Margaret Louise Grubb mais que tout le monde appelait Polly, était la fille d'un fermier d'Elkton, Maryland. Jolie blonde de vingt-six ans, aux cheveux courts et à l'indépendance de caractère chère aux admiratrices d' Amelia Earhart - la première femme à avoir accompli la traversée de l' Atlantique en solo. Comme des milliers d' Américaines passionnées d'avions comme cette pionnière, Polly passait volontiers ses week-ends sur un aérodrome. Fille unique et orpheline de mère, Polly s'occupait de son père tout en gagnant courageusement sa vie ses seize ans. Ses responsabilités ne l'empêchaient cependant pas de vouloir apprendre à piloter: elle était même sur le point d'obtenir sa licence quand un dimanche, un jeune homme à chevelure rousse apparut sur le terrain et dans sa vie.

Comme d'habitude, Ron avait de suite accaparé l' attention. Au milieu d'un cercle d'apprentis pilotes riant de ses blagues, il parlait beaucoup, avec force gestes, de ses exploits aériens. De son côté, le héros n'avait pas tardé à remarquer la jolie fille en combinaison de vol qui se tenait un peu à l'écart et à s'en approcher pour lier conversation. Polly avait quatre ans de plus que Ron mais leur différence d'âge, rédhibitoire pour beaucoup de femmes de sa génération, ne la gênait nullement. Son soupirant lui parut attentionné, amusant, irrésistible; loin de s'ennuyer à l'entendre interminablement discourir sur ses voyages en Asie, elle l'admira d'avoir tant vu et tant fait aussi jeune, alors que les garçons de son village ne dépassaient jamais Wilmington, Delaware, à quinze kilomètres de là. Le père de Polly s'inquiéta en apprenant que sa fille "fréquentait" Ron Hubbard. Non que le jeune homme lui déplût, car il était lui aussi tombé sous le charme; il ne se formalisait pas davantage de le savoir plus jeune que Polly. Ce dont il se souciait, à juste titre, c'était que Ron n'avait pas plus d'argent que de situation en vue, qu'il ne manifestait aucune intention de chercher un emploi stable et prétendait gagner sa vie en écrivant.

Aux yeux de M. Grubb, l'écriture n'était pas un travail sérieux et rien de ce que Ron s'efforçait de lui faire entendre ne parvenait à l'en détromper, Ron ne pouvant lui montrer que deux articles du Sportsman Pilot. Finalement conscients de perdre leur temps à tenter de s'opposer au mariage car aussi têtue que Ron, Polly s'était mis en tête de l'épouser, et Ron étant toujours l'enfant gâté à qui ses parents ne savaient rien refuser, les familles se résignèrent à donner leur bénédiction et la noce eut lieu à Elkton le jeudi 13 avril 1933. Les invités s'étonnèrent de la brièveté des fiançailles. L'événement justifia leurs soupçons : à Laytonsville, Maryland, où les jeunes mariés s'étaient installés, Polly fit une fausse couche peu après. En octobre, elle se rendit compte qu'elle était de nouveau enceinte. Entretemps, en mai, Ron avait été chargé par le Sportsman Pilot de parler d'un meeting aérien à Washington. Il s'acquitta de sa mission dans son style pompier habituel et sa prose parut dans le numéro de Juin, illustrée par des photographies de l'auteur. S'il n'était pas peu fier de ce premier article de "journaliste professionnel", plusieurs mois s'écouleront avant que sa signature ne figure à nouveau dans une publication. Ses problèmes financiers avaient un moment semblé résolus par miracle car le vendredi 18 Août, le Washington Daily News proclamait : "Un jeune explorateur découvre de l'or dans le Maryland." L'article relatait que pendant ses vacances, L. Ron Hubbard, Directeur Général (sic) de la West Indies Minerals Inc., avait trouvé de l'or... dans la ferme de sa femme. Selon lui, le filon se révélait d'une richesse exceptionnelle et l'exploitation en serait bientôt entreprise "sur une grande échelle". Cette fortune tombée du ciel y était sans doute aussi vite remontée car l'impécuniosité de l'heureux prospecteur ne s'améliora pas : en Septembre, il ne put payer le renouvellement de sa licence de pilote de planeur, venue à expiration, faute d'avoir pu se payer, au cours des six derniers mois, les dix heures de vol en solo réglementaires. Il eut beau supplier la Direction de l'Aviation Civile de faire une exception en sa faveur et de proroger sa licence, l' administration ne lui répondit par une fin de non-recevoir qui mit un terme définitif à sa carrière aérienne. En Octobre, Ron écrivit deux autres articles pour le Sportsman Pilot et en vendit un au Washington Star, de sorte que l'ensemble de sa production publiée en 1933 est de quatre articles. Le tarif en vigueur pour les pigistes était alors d'un cent le mot. Polly, dont l'inquiétude augmentait avec son tour de taille, calcula que son mari n'avait réussi à gagner en tout et pour tout cette année-là que moins de cent dollars... Mais le temps des vaches maigres touchait à sa fin, car Ron Hubbard allait bientôt découvrir le domaine où son talent pourrait enfin pleinement s'épanouir : l'univers de tonnerre et de sang des magazines populaires. Cette presse à sensation avait aux États-Unis des antécédents honorables et touchait un public varié. Ainsi, John Buchan avait écrit Les Trente-Neuf Marches en 1915 pour le magazine Adventure, qui rapprochera un temps dans la même passion du mystère des abonnés aussi improbables qu'Harry Truman et Al Capone.

De même, c'est grâce à ce média que des écrivains comme Joseph Conrad ou Earle Stanley Gardner se sont fait connaître de nombreux lecteurs et que des personnages tels que Buffalo Bill, Nick Carter ou l'énigmatique Dr Fu-Manchu sont devenus inoubliables. Le plus illustre de ces héros, Tarzan, d'Edgar Rice Burroughs, apparaîtra pour la première fois dans les pages du magazine All Story avant de régner de longues années sur la bande dessinée et de se lancer dans la fantastique carrière cinématographique que l'on sait. Dans les années trente, cette presse offrait à des millions d' Américains un moyen commode d'oublier l'angoissante réalité quotidienne de la Dépression. Pour dix cents, le lecteur s'évadait dans un monde irréel d'exotisme et d' aventures dont les héros musclés se tiraient des situations les plus périlleuses; le Bien y triomphait toujours du Mal et la sexualité ne venait jamais compliquer l'intrigue ni semer le trouble dans les coeurs.

Rien qu'à New Y ork, on en dénombrait en 1934 plus de cent cinquante titres dont les éditeurs les plus généreux rétribuaient leurs auteurs très au-dessus du tarif habituel d'un cent le mot. Généralement hebdomadaire et à raison d'une moyenne de cent vingt-huit pages représentant environ soixante-cinq mille mots par numéro, cette presse représentait pour les pigistes un marché au potentiel considérable et lucratif. Ron Hubbard ne savait pratiquement rien de tout cela quand les circonstances le forcèrent à chercher de nouveaux débouchés à sa prose. "Un jour, se souvient sa tante Marnie, il est allé chez un marchand de journaux acheter tous les magazines en rayon pour se rendre compte de ce qui plaisait aux gens. Il s'est dit que l'ensemble ne valait rien et qu'il pourrait faire mieux." Ron avait vraisemblablement compris qu'il écrivait depuis toujours dans ce style : les histoires griffonnées vite fait mal fait sur les livres de comptes de son père représentaient précisément le genre de "littérature" appréciée du public et qu'il trouvait sous les couvertures bariolées de la presse populaire. La grossesse de Polly avançait et les dettes du ménage s'amoncelaient: Ron se mit à produire en série sans même prendre se relire. Pirates, détectives, espions, aventuriers ou légionnaires, as de l'aviation, soldats perdus, marins, gangsters, bref, tout le genre y passa. Pendant six semaines d'affilée, attablé des nuits entières devant sa machine àécrire, il lâcha ainsi une histoire complète chaque jour, expédiée à mesure aux magazines new-yorkais. La tactique paya : un matin, le facteur lui apporta deux chèques totalisant trois cents dollars la plus grosse somme qu'il ait jamais gagnée de sa vie!

L'affaire était lancée, d'autres achats suivirent. Fin Avril, Ron eut assez d'argent devant lui pour offrir à Polly de courtes vacances en Californie, près de San Diego. Enceinte de sept mois, Polly souffrit de la chaleur dont elle n'avait pas l'habitude. Le 7 Mai 1934,voulant se rafraîchir dans le Pacifique, elle se fit emporter par une vague et parvint à grand-peine à regagner le rivage bien qu'excellente nageuse. L'effort précipita l'accouchement : elle mit au monde un garçon, Lafayette Ronald Hubbard Junior, surnommé Nibs à la suite d'une plaisanterie de son grand-père. Le bébé pesait à peine plus de deux livres à la naissance et ne survécut que grâce aux soins de ses parents qui, deux mois durant, se relayèrent jour et nuit à son chevet. Les angoisses de la paternité n'empêchaient pas Ron de soigner son image d'as de la voltige aérienne et d'aventurier sans peur et sans reproche : le magazine Pilot lui rendit en Juillet hommage en le présentant comme "l'un des plus éminents pilotes de planeur des USA", mentionnant qu'il avait été sergent dans le Marine Corps, explorateur et chercheur d'or aux Caraïbes, cinéaste, journaliste, chanteur à la radio,etc. ("L'éminent pilote" avait omis de préciser qu'il ne volait plus depuis des mois et ne possédait plus de licence, qu'il n'avait connu les Marines que pour y avoir fait une période de réserviste et n'avait jamais trouvé la moindre pépite d'or ni jamais chanté à la radio) Une fois Nibs tiré d'affaire, l'intrépide père de famille de vingt-trois ans pensa qu'il était grand temps de se faire connaître de ses collègues en littérature. Laissant Polly et leur rejeton à la maison, il sauta dans un train pour New York et prit une chambre à 1 dollar et demi la nuit à l'hôtel de la 44e rue où il pensait retrouver la plupart des écrivains de passage.

En 1934, au plus noir de la Dépression, New York ne regorgeait guère de touristes. Quant à l'hôtel de la 44e Rue, minable affaire installée sur Times Square, il n'avait jamais attiré depuis le krach que des acteurs au chômage, des catcheurs, des représentants et des bookmakers. Frank Gruber, le seul auteur qui s'y trouvait à l' arrivée de Ron Hubbard, lui dépeignit la clientèle comme "un ramassis de minables et de bons à rien." Grisé d'avoir vendu deux ou trois histoires, Gruber était venu chercher fortune à New York depuis son Illinois natal : il ne mangeait pas tous les jours à sa faim. Moins motivé par l'altruisme que par le sens de ses propres intérêts, Hubbard l'invita au restaurant et le fit parler pour en savoir plus : quels éditeurs se laissaient le plus facilement approcher, Quels magazines achetaient tel ou tel genre d'histoire, qui étaient les plus généreux. Quelques jours plus tard, Gruber emmena Hubbard chez Rosoff's, restaurant de la 43e Rue où les membres de la Guilde des Auteurs de Fiction se retrouvaient pour déjeuner tous les vendredis. Il y avait là des noms révérés de millions de lecteurs, mais Ron n'était pas homme à se laisser intimider pour si peu et fit son entrée comme s'il était déjà aussi célèbre que le plus illustre des gens présents. Le repas n'était pas fini qu'il présidait à table et accaparait l'attention de ses voisins en racontant avec conviction ses explorations des repaires de pirates aux Caraïbes. La Guilde des Auteurs de Fiction comprenait parfaitement que ses membres aient tendance à oublier parfois les différences entre réel et imaginaire, s'ils se montraient distrayants. Hubbard ne pouvait être pris en défaut; conteur né, il savait dresser un décor en quelques mots, étayer l'action par des détails crédibles, créer des dialogues vivants et y insuffler de l'humour, le tout sur un rythme digne d'un comédien de métier. Arthur Burks, président de la Guilde, fut donc heureux d'introniser une nouvelle recrue aussi brillante moyennant, cela va sans dire, le versement de ses dix dollars de cotisation.

Ron sut donc tirer profit de son séjour à New York. Dans la journée, il se montrait partout où il fallait, faisait la tournée des rédactions et vendait ses histoires. Le soir, il discutait interminablement avec d'autres jeunes auteurs dans la chambre d'hôtel de Gruber.

A la fin, toutefois, celui-ci commença à se lasser de ses fanfaronnades. Un soir, après avoir subi un long récit de ses exploits dans le Marine Corps, de ses aventures en Amazonie et de ses safaris en Afrique, il lui demanda d'un ton sarcastique : "Au fait, Ron, tu as bien quatre-vingt-quatre ans, non?"

"Qu' est-ce que tu veux dire?" lui répliqua Ron . Gruber lui montra le calepin sur lequel il avait pris des notes au cours de la soirée : Voyons : tu prétends avoir passé sept ans chez les Marines, six ans comme ingénieur civil, être resté quatre ans au Brésil, trois en Afrique, avoir tourné six ans avec cette équipe de voltige aérienne et j'en passe... Si on additionne, cela donne quatre-vingt-quatre ans.

Ron se mit en colère qu'on ose mettre publiquement en doute ses affabulations. "Il a piqué sa crise, raconte Gruber. Il réagissait de la même manière aux déjeuners de la Guilde si quelqu'un levait seulement un sourcil quand il était lancé. Aucun des autres membres ne s'attendait à ce qu'on prenne ses salades au sérieux. Ron, si. Il en arrivait à croire ses propres inventions."

De retour au foyer, Ron se remit à écrire comme un fou. Ses héros se frayaient un chemin dans la jungle poursuivis par de féroces coupeurs de têtes, fendant les cieux dans des duels aériens au terme desquels l'ennemi était descendu en flammes, luttant à mains nues contre des pieuvres géantes à cent mètres de profondeur, se battant au sabre contre des pirates sanguinaires sur un galion secoué par la tempête ou repoussant à la mitrailleuse des hordes de sauvages fanatiques. Les femmes n'apparaissaient dans ces aventures que s'il fallait les sauver des crocs d'un lion affamé ou des griffes d'un ours enragé. Quant aux titres? : La Patrouille fantôme, Les Tambours du Destin, Otage de la mort ou Légionnaire de l'Enfer, ils correspondaient bien au style. En plus de ces époustouflantes sagas, il écrivait parfois une chronique pour le Sportsman Pilot où il continuait à jouer de sa réputation de casse-cou et d'as de la voltige. En Décembre, il donna aux lecteurs ses conseils éclairés pour le survol des Antilles ou l' atterrissage à Haïti. Deux mois plus tard, le 25 Février 1935, il refait sa demande de licence d'élève pilote, demande à laquelle il ne donnera jamais suite, ce qui ne l'empêchera pas de poursuivre dans le magazine la série de ses avis aux aviateurs et le récit de ses exploits. En Octobre 1935, le magazine Adventure lui offrit de figurer dans une rubrique intitulée "Autour du feu de camp", où les auteurs se présentaient aux lecteurs. Bien entendu, Ron y développa les hauts faits de sa fabuleuse carrière, de ses explorations de l'Asie profonde à ses exploits d'as de la voltige aérienne, sans oublier son intermède de "dur" dans le Corps des Marines avec lequel il était censé avoir sillonné la Terre entière et qui, à ses yeux, valait cent fois mieux que la Légion étrangère française que tout le monde admirait. Il concluait par cette promesse, qui dut mettre l' eau à la bouche de ses lecteurs :

"A mon retour d' Amérique Centrale, où je m'apprête à partir, j'aurai bien d'autres choses passionnantes à vous raconter. "Ce n'est pas en Amérique centrale qu'il partait, mais à Hollywood, où la Columbia avait acheté les droits d'une de ses nouvelles, Le Secret de l'île au Trésor, pour en faire une série de quinze épisodes destinés à être projetés en première partie de matinée les samedis. Rien ne pouvant lui faire plus plaisir qu'ajouter le titre de scénariste à la liste déjà longue de ses distinctions; ses biographies donneront à sa carrière hollywoodienne un aspect triomphal: "En 1935, L. Ron Hubbard partit à Hollywood, où il travailla sous contrat comme scénariste de nombreux films célèbres... Il s'acquit une éminente réputation dont Hollywood conserve le souvenir vivace..." Il aurait même remis en selle Bela Lugosi et Boris Karloff, alors sur la touche, en écrivant des rôles à leur intention dans les scénarios de ses "nombreux films célèbres".

Bref, il serait devenu à son tour une "légende Hollywoodienne" ... légende bien obscure car, à l'exception du Secret de l'île au Trésor, son nom ne figure au générique d'aucun film ce qui ne l'empêchera pas de rappeler ses jours de gloire au paradis du Septième Art :"J'écrivais des nouvelles pour mes éditeurs New- Yorkais dans mon penthouse de Sunset Boulevard avant d' aller à mes bureaux du studio, où je disais à ma secrétaire de répondre que j'étais en conférence pendant que je rattrapais mon sommeil en retard... Personne ne me croyait capable d'écrire cent trente-six scènes par jour et la Guilde des scénaristes m'aurait tué si elle l' avait su : elle accordait un maximum de huit." Ron ne s'attarda pas à Hollywood à bâcler cent-trente-six scènes par jour et regagna New Y ork à la fin de l'année. Polly était à nouveau enceinte; craignant un accident comme à la naissance de Nibs, Ron et elle avaient décidé que l' accouchement aurait lieu cette fois à l'hôpital. Le mercredi 15 Janvier 1936, elle mit au monde une fille, Catherine May, née à terme en parfaite santé. Les Hubbard prirent le train peu après pour aller rendre visite aux parents de Ron entretemps réinstallés à Bremerton. En Décembre 1934, à l'âge de quarante-huit ans, Harry Ross Hubbard avait été enfin promu Capitaine de Corvette avant d'être affecté pour la troisième fois à la base navale du Puget Sound, à Bremerton, en juillet 1935. May s'en réjouissait d'autant plus que Toilie, sa soeur préférée, y habitait déjà et que sa jeune soeur Midgie était établie à Seattle, sur l'autre rive de la baie. Décidés à s'installer à Bremerton quand Hub prendrait sa retraite, les Hubbard s'y étaient acheté une maison non loin de la base. Ida Waterbury, la grand-mère de Ron alors âgée de soixante-douze ans, vivait toujours à Helena. En Octobre 1935, de violents tremblements de terre avaient démoli la moitié de la ville et semé la panique dans la population. La vieille maison de Lafe Waterbury avait résisté, mais dans un état si inquiétant que Mme Waterbury était partie chercher refuge chez Hub et May. au printemps 1936, Ron, Polly et leurs deux enfants retrouvèrent à Bremerton la famille Waterbury, en partie reconstituée, qui accueillit Polly à bras ouverts. La sympathie fut d'emblée réciproque et l'atmosphère familiale si agréable que Ron et Polly décidèrent bientôt de s'établir à leur tour dans la région et achetèrent une petite maison à South Colby, bourgade rurale proche de Bremerton. Située à flanc de coteau au milieu des cèdres, la maison dominait vergers et pâturages étagés jusqu'au Puget Sound; le soir, on voyait les lumières de Seattle se refléter sur la baie. Polly tomba aussitôt amoureuse de cet endroit idyllique et baptisa la maison "Le Belvédère". Jaloux de sa tranquillité, Ron se fit bâtir une cabane en planches au bout du terrain, y installa sa machine à écrire et se remit à produire des chefs-d' oeuvre tels que "Le baron de la Rivière du Coyote" pour All Western ou "Meurtre à la lampe à souder" pour Detective Fiction. Absorbé par sa "création", il n'essayait pas d'adapter ses habitudes de travail aux obligations de sa vie de famille. Il écrivait toute la nuit et dormait jusqu'à 2 ou 3 heures de l'après-midi sans s'inquiéter des factures impayées, car s'il vendait au moins une histoire par semaine et gagnait correctement sa vie, il gaspillait allégrement les ressources du ménage toujours fauché : l'épicier de South Colby les menaçait périodiquement de ne plus les servir... A part ses soucis financiers, Polly était heureuse au Belvédère, où elle menait une vie paisible de mère de famille ; elle jardinait. Ron était en revanche incapable de rester en place et se rendait fréquemment à NewYork pour "affaires".

Plus ses absences s'allongeaient, plus Polly le soupçonnait de la tromper - non sans raison, comme elle en aura la preuve par la suite. En réalité, ce qui attirait aussi souvent Ron à New York était moins le démon de la fesse que l'ennui de ternir, par cette existence sans imprévu à Trifouillis les Oies, la réputation d'aventurier et de casse-cou qu'il s'était donné tant de mal à établir. Il avait absolument besoin de garder le contact avec ses confrères, de les éblouir par des récits toujours plus haletants d'aventures toujours plus folles et de répandre à tous les échos son sobriquet de "Flash" Hubbard dont personne, ses éditeurs moins que quiconque, n'osait désormais douter qu'il ne fût justifié. En Juillet 1936, l'agent littéraire et échotier Ed Bodin accrédita la prodigieuse prolixité de Ron Hubbard en rapportant qu'il avait déjà publié plus d'un million de mots, affirmation aussi absurde que gratuite qui sera ensuite amplifiée sans scrupules au point qu'en 1941, on le créditera de sept à quinze millions de mots! Quoi qu'il en soit, Ron était très fier de sa productivité, que nul d'ailleurs ne songeait à lui nier : il écrivait en effet avec une rapidité phénoménale qui, on s'en doute, ne rimait pas toujours avec qualité. On racontait, à ce sujet, que des éditeurs new-yorkais lui faisaient porter par coursier à son hôtel une maquette de couverture afin qu'il écrive l'histoire correspondante et que les coursiers avaient l'ordre d'attendre... Vers fin 37, Ron vendit à l'éditeur Macaulay son premier roman, "Les Buckskin Brigades", basé sur ses prétendues aventures d'enfance dans le Montana où il disait être devenu "frère de sang" des Indiens Pieds-Noirs. Polly se réjouit de voir son mari accéder enfin à la "vraie" édition; elle s'en félicita doublement en apprenant que le contrat était assorti d'une avance de 2500 dollars, somme dont les Hubbard avaient le plus pressant besoin pour payer leurs dettes. Lorsque le bureau de poste de South Colby l'avisa un matin qu'un mandat l'attendait au guichet, Ron se précipita... et ne revint que dans la soirée. Surexcité, il annonça à Polly qu'il avait acheté un voilier de trente pieds, The Magician aussitôt surnommé Maggie, et lui décrivit avec enthousiasme les améliorations qu'il comptait entreprendre ..nouveau moteur, nouveau gréement, etc. Atterrée, Polly n'en crut pas ses oreilles : son tiroir était plein de factures impayées et son mari venait de dépenser toute la fortune du ménage. Les Hubbard s'étaient fait d'excellents amis à South Colby en la personne d'un jeune agent d'assurances, Robert McDonald Ford et de sa femme Nancy. Ron et Robert avaient le même âge, ils aimaient autant l'un que l'autre la voile et la conversation. Polly et Nancy se montraient aussi douées à la cuisine qu'au jardin de sorte que les deux couples devinrent vite inséparables. Ils se recevaient souvent à dîner, jouaient aux échecs et parlaient des heures durant de ce qui se passait dans le vaste monde, notamment des agissements d'Hitler et des menaces de guerre en l'Europe. Si Robert Ford n'était pas forcément dupe des discours fleuris de son ami Ron, il rendait toutefois hommage à ses talents de causeur et à la fertilité de son imagination. Il jugeait ses rapports avec Polly "plutôt bons". Elle avait un caractère indépendant et ne se laissait pas avoir. Il leur arrivait de se quereller, bien sûr, mais cela n'allait jamais très loin... Ils étaient toujours à court d' argent, l'épicier les harcelait, si bien que Ron devait bâcler une nouvelle en deux ou trois soirs. Dès qu'il touchait un sou, il payait l'épicier et allait se détendre sur son bateau, le Maggie. "Les Ford et les Hubbard devinrent ensemble membres du Yacht Club de Bremerton, où ils partageaient toujours la même table lors des soirées dansantes du samedi et s' amusaient beaucoup. En semaine, les deux amis naviguaient sur le Maggie ou se lançaient dans des expériences d'embarcations "révolutionnaires". Pendant ce temps, seules avec leurs enfants, Polly et Nancy se racontaient leurs secrets. Avertie des soupçons de Polly sur les infidélités de son mari, Nancy se refusait encore à y croire quand, un samedi soir, les deux ménages se retrouvèrent au Yacht Club pour le dîner dansant hebdomadaire. Polly était venue seule en voiture pendant que Ron, ayant traversé la baie à bord du Maggie, débarquait sans chercher à dissimuler sa mauvaise humeur. "Ils ne se sont pas adressé la parole, se souvient Ford, et il nous a fallu un certain temps pour découvrir ce qui s'était passé. Ron avait écrit à deux filles de New York et déposé les lettres dans sa boîte pour être relevées par le facteur. Polly les avait trouvées, elle les avait ouvertes et interverti les lettres avant de les remettre dans les enveloppes. Elle ne l'avait dit à Ron qu'après le passage du facteur. Avec Polly, on ne s'ennuyait jamais..."

Le lendemain matin, toujours fou de rage, Ron bouclait ses valises et prenait le premier train pour New York.


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