LE GOUROU DEMASQUE: L. RON HUBBARD

Chapitre 18: Les messagers de Dieu

" Il n'est pas impossible que le Commodore Hubbard et sa femme... soient des philanthropes et/ou des excentriques, sinon leur opération cache quelque chose de louche. Nous ignorons quoi au juste, mais diverses hypothèses courent à Casablanca allant de la contrebande au trafic de drogue et à une secte de fanatiques. (Câble du consul général des États-Unis à Casablanca au Département d'État à Washington, 26 septembre 1969.)

L'Apollo avait indiqué aux autorités portuaires de Cor-fou qu'il se rendait à Venise. A peine hors de vue du littoral grec, Hubbard fit virer de bord et piqua sur la Sardaigne où l'Apollo se réapprovisionna en vivres et en carburant avant de poursuivre sa route à l'ouest et de franchir le détroit de Gibraltar. Au cours des trois années suivantes, l'Apollo allait errer dans l' Atlantique oriental au gré des caprices du Commodore, sans relâcher nulle part plus de six semaines d' affilée. Il s'aventura à l'est jusqu'aux Açores et poussa une pointe au sud jusqu'à Dakar; le reste du temps, il se borna à sillonner de long en large un secteur délimité par Casablanca, Madère, Lisbonne et les Canaries, sans autre but apparent que de rester en mouvement. "LRH nous disait que trop de gens lui en voulaient pour que nous puissions nous arrêter, " se souvient Ken Urquhart, promu à l'époque "communicateur " personnel d'Hubbard " S'ils le rattrapaient, ils l'empêcheraient de poursuivre ses travaux, c'en serait fini de la Scientologie et le monde serait plongé dans le chaos économique et social, voire un holocauste nucléaire. Perdus en conjectures sur les intentions d'Hubbard, les agents de renseignement américains envisageaient dans leurs rapports à Washington toutes sortes d'activités illégales, allant de la traite des Blanches au trafic de drogue.

En Septembre 1969, dans un compte rendu de visite à bord de l'Apollo, le consul des États-Unis à Casablanca déplora " l'imprécision volontaire des réponses " à ses questions les plus simples. Une brochure expliquant que les étudiants apprenaient "l'art de la navigation " nel'éclaira pas davantage. L'Apollo battant pavillon panaméen depuis son changement de nom, le consul dePanama tenta sa chance de son côté, sans plus de succès. Il nota que le navire " en mauvais état et mal entretenu mettait " la vie de l'équipage en danger quand il naviguait, mais ses demandes réitérées de rencontrer Hubbard restèrent vaines. De son navire-amiral, le Commodore lançait à ses disciples des communiqués dans lesquels il agitait le spectre de force hostiles dressées contre la Scientologie et développait son thème favori d'une conspiration internationale ourdie par les communistes. Son obsession se fixa peu après sur un mystérieux organisme baptisé le Mémorial Tenyaka, auquel il consacra le 2 Novembre 1969 trente et une pages de divagations. Mary Sue et lui"venaient de découvrir que la Fédération mondiale de psychiatrie était à la solde des services secrets anglais et américains : "Ces salauds mériteraient d'être exécutés à l'électrochoc. Et je ne plaisante pas : ces mêmes individus... rencontrent les Russes tous les ans. Le Commodore "découvrira ensuite que le Mémorial Tenyaka était dirigé par un mouvement nazi clandestin cherchant à dominer le monde. Parés des titres de Commodore, Commodore-adjoint, Gardien et Contrôleur, Hubbard et Mary Sue aimaient pimenter leurs écrits du jargon des services secrets Les puissantes fonctions de Gardien, service d'espionnage et police secrète de la Scientologie, étaient dévolues à Mary Sue Un "Ordre du Gardien " daté du 16 Décembre 1969 mettait en garde contre l'infiltration de l'Église par " l'ennemi ", dont il fallait démasquer les " agents doubles" par tous les moyens . La hantise de la sécurité était telle que chaque scientologue embarquant sur le navire amiral était soumis à un briefing élaboré : il travaillait pour l'OTC, société commerciale sans lien avec la Scientologie; l'usage du vocabulaire de l'Org était prohibé à terre et nul n'avait jamais entendu parler de L. Ron Hubbard.

Tout le courrier personnel était remis non cacheté à un "officier d' éthique " qui vérifiait sa conformité avec les règlements de sécurité, les lettres étant ensuite envoyées en bloc à Copenhague pour être postées. Afin de déjouer la curiosité des ennemis tentés de fouiller les poubelles, tous les papiers étaient comprimés en ballots et jetés à la mer !

Dans les rares occasions où des " Wogs étaient admis à bord, l'équipage devait dissimuler le matériel scientologue (imprimés, électromètres, etc.) et tourner les portraits de Hubbard contre le mur. L'évocation continuelle des forces hostiles créait une mentalité d'assiégés chez les passagers de l'Apollo et semblait justifier la rudesse de leurs conditions de vie à bord. Endoctrinés à pratiquer sans discuter le dévouement, la vigilance et le sacrifice, ils vouaient à la Sea Org une loyauté fanatique, aveugle à la raison et à la logique les plus élémentaires. Chacun savait que le tissu de mensonges de sa "couverture " à terre était regrettable, mais tous en admettaient la nécessité pour que la Scientologie mène à bien sa mission de sauver le monde. Autre regrettable nécessité, celle d'empêcher les défections : les passeports avaient beau être enfermés dans un coffre, les tentatives d'évasion n'étaient pas rares. Quand cela se produisait, un commando de la Sea Org était dépêché vers le consulat du déserteur afin, si possible, de l'intercepter avant qu'il ne se fasse délivrer un nouveau passeport. Dans le cas contraire, on s'efforçait de discréditer le fugitif auprès de son consul en l'accusant de vol, de mutinerie ou autres méfaits.

En dépit de ces atteintes aux libertés individuelles, la vie à bord s'était quelque peu adoucie depuis que l'Apollo avait quitté la Méditerranée. Les "immersions avaientcessé et le Commodore se montrait d'humeur moins colérique. Les embellies étaient néanmoins à la merci d'un incident ou d'une erreur; celui qui indisposait un officiel du port, ou qui laissait échapper un mot de trop dans uneconversation à terre avec un " Wog ", s'exposait aux plus graves sanctions. Entre eux, les membres de la Sea Org n' essayaient même plus de maintenir le mythe qu'Hubbard ne dirigeait plus la Scientologie. Les divers centres dans le monde transmettaient à Hubbard des rapports détaillés sur leurs statistiques et, surtout, leur chiffre d'affaires.

Les fidèles de la Sea Org, payés dix dollars par semaine, croyaient Hubbard sur parole quand il leur disait gagner moins qu'eux. En réalité, il touchait de son Église une moyenne de 15 000 dollars par semaine, sans compter les sommes considérables "écrémées " sur les filiales et misesà l'abri dans des comptes en Suisse et au Liechtenstein :lorsqu'un de ces comptes dut être fermé en 1970, Hubbard se fit rapporter un million de dollars en liquide.

Mike Goldstein, diplômé d' anthropologie de l'université du Colorado, perdit ses illusions sur la perfection censée régner à bord de "Flag ", le navire-amiral, quand il en fut nommé chef-comptable : "J'ai trouvé les finances dans un désordre incroyable. Il y avait de l'argent en vrac dans des tiroirs et plus d'un million de dollars dans le coffre mais pas même l'amorce d'une comptabilité. Nous devions tout payer cash en jonglant avec les devises -l'escudo portugais, la peseta espagnole, le dirhan marocain. Si quelqu'un avait besoin d'argent pour quoi que ce soit, il n'avait qu'à se servir... Le navire formait un monde à part. A ce monde de sa création, Hubbard ajouta bientôt un corps d'élite, les " Messagers du Commodore ", composé d'adolescentes recrutés parmi les enfants des scientologues. Ils avaient à l'origine pour fonctions, anodines en apparence, de relayer les instructions orales du Commodore à l'équipage et aux élèves. Fillettes à peine pubères pour la plupart, ces Messagères n' allaient pas tarder à abuser du pouvoir que leur conférait ce statut d' alter ego d'Hubbard. Dans leurs coquets uniformes bleu-marine galonnés d'or, elles devaient répéter ses messages en l'imitant servilement; ainsi, s'il était de mauvaise humeur, elles devaient jeter au visage du destinataire les mêmes insultes et sur le même ton. Nul n'osait contredire une Messagère ni désobéir à ses ordres. Investies de l' autorité duCommodore, elles devinrent de véritables petits monstres unanimement redoutées.

A partir de 70, les Messagères se mirent jour et nuit au service de Hubbard. Quand il dormait, deux d'entre elles montaient la garde à la porte de sa cabine en attendant le signal de son réveil et deux autres passaient la journée devant la porte de son bureau.

Elles l'escortaientdans ses promenades sur le pont, l'une portant ses Kool,l'autre un cendrier. Elles enregistraient dans un journal les activités quotidiennes du Commodore et ses messages transcrits mot à mot. Soucieuses de se montrer dignes de cet insigne honneur, elles rivalisaient d'ardeur pour plaire au Commodore, en lui allumant ses cigarettes, par exemple, ou en époussetant ses feuilles de papier, avecd'autant plus de zèle que ces initiatives leur valaient bons points et récompenses.

Doreen Smith, jolie blondinette de douze ans, arriva aux Açores en Septembre 1970 pour embarquer surl'Apollo. Née dans une famille de scientologues, rêvant depuis toujours d' approcher le Commodore, elle dut commencer par faire ses preuves en lavant la vaisselle avant de passer son examen d'entrée devant un jury de Messagères de quatorze ans. Ce fut le plus beau jour de sa vie: "Je devenais enfin ce dont j'avais toujours rêvé. LRH était le héros de mon enfance... carNul à bord, Mary Sue moins que tout autre, n'ignorait que le Commodore préférait son escadron de jeunes et jolies Messagères à ses propres enfants. Diana, l' aînée, en était la moins affectée. Membre de l'état-major à dix-huit ans et fiancée à un officier de la Sea Org, sa réputation de froideur autoritaire était en partie compensée par sa beauté et son prestige qui lui valaient le sobriquet de"Princesse Diana " Comme ses frères et soeur, elle n' avait reçu aucune éducation digne de ce nom depuis leur départ d'Angleterre en 1967; si elle tenait sa place sur la passerelle et dirigeait les manoeuvres sans erreurs notables, elle était incapable de lire autre chose que des romans à l'eau de rose et ses collègues faisaient discrètement des gorges chaudes de ses constants pataquès.

Son frère Quentin, qui atteignit ses dix-sept ans en janvier 1971, était profondément inadapté et malheureux : Il n' aspirait qu'à devenir aviateur et implorait en vain son père de prendre des leçons de pilotage. Timide, introverti, on le soupçonnait d'homosexualité latente ce qu'aucun scientologue n' aurait osé dire tout haut, tant Hubbard professait d'horreur et de mépris pour les homosexuels. Suzette et Arthur semblaient moins déstabilisés que leur frère par le sacrifice de leur enfance aux lubies de leurs parents. A quinze ans, gaie, sans complexes et dépourvue de l'ambition de sa soeur aînée, Suzette se pliait de bon gré aux règles du bord et prenait sans protester ses tours de corvées ; Arthur, en revanche, était rebelle à toute discipline; à douze ans, assuré de l'impunité, il n' aimait rien tant que de semer la terreur dans le navire et se livrer à des plaisanteries d'un goût douteux, comme de jeter des seaux d' eau dans les cabinets occupés. Mais son exubérance cachait mal ses blessures secrètes. Doreen Smith et lui ayant exactement le même âge devinrent bientôt les meilleurs amis du monde : "Il me confiait parfois qu'il aurait voulu que son père s'occupe davantage de lui ", se souvient Doreen. Au fond, nous regrettions tous, je crois, de ne pas mener des existences plus normales. Quant à Mary Sue, ses titres et sa position mêmes ne la mettaient pas à l' abri des scènes et des réprimandes que lui faisait le Commodore quand elle osait porter la main sur une Messagère ou simplement se rebiffer contre leur effronterie. Hubbard affronta à cette époque un problème familial inattendu en apprenant que sa fille Alexis cherchait à entrer en contact avec lui. A vingt et un ans, Alexis vivait à Maui, dans les îles Hawaii, avec sa mère et son beau-père, Mites Hollister. Si Sara lui parlait rarement de Hubbard, dont le souvenir la terrorisait encore, Alexis en savait assez sur son compte pour voir en lui un personnage romanesque qu'elle était curieuse de rencontrer. De passage en Angleterre en 1970, elle avait été déçue de ne pas le trouver à Saint Hill : un an plus tard, profitant de ses vacances scolaires, elle lui écrivit à l'Org de Los Angeles : Fou de rage, Hubbard envoya aussitôt des instructions spéciales.

Quand Alexis regagna son université à la fin desvacances, un envoyé de L. Ron Hubbard demanda à la voir. Partagée entre l'effarement et l'horreur, elle entendit alors l'inconnu lui lire une déclaration dans laquelle Hubbard prétendait que Jack Parsons était son vrai père et qu'il avait recueilli Sara " enceinte et sans ressources par pure bonté d'âme. Plus tard, alors qu'il habitait Palm Springs, il avait trouvé la petite Alexis abandonnée à sa porte et s'était chargée d'elle par compassion au cours de ses voyages. Sara, affirmait-il, avait été une espionne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale; quant au procès de divorce, ce n'était qu'une machination montée de toutes pièces par Sara pour s'emparer de la Scientologie : " Ils [Sara et Mites Hollister] s'en sont servi pour obtenir dans les journaux une énorme publicité totalement mensongère... et ont engagé le plus coûteux avocat des États-Unis pour tenter de m'extorquer la Fondation de LosAngeles... Ce procès était une absurdité : nous ne pouvions pas divorcer puisque nous n'étions pas légalement mariés. Sa lecture terminée, l'émissaire demanda à Alexis si elle avait des questions à poser. Elle demanda à voir elle-même la déclaration, que l'autre refusa de lui montrer. Au prix d'un effort surhumain pour garder contenance, Alexis répondit que ce qu'elle avait entendu ne nécessitait pas de plus amples explications et pria l'individu de partir. Elle ne fit par la suite aucune autre tentative pour revoir son père.

A peu près au même moment, une autre jeune femme allait causer au Commodore des ennuis plus sérieux. Agée de vingt-trois ans, originaire du Colorado, Susan Meister avait embarqué sur l'Apollo en Février 1971. Avec l'enthousiasme des néophytes, elle écrivait souvent à ses parents pour les inciter à se convertir à la Scientologie."Je sors d'une séance d' auditing, écrivait-elle le 5 mai, et je ne me suis jamais sentie aussi bien... C'est à la Scientologie que je le dois Vite, vite, faites comme moi. C'est un trésor plus précieux que l'or. Le 15 juin, en revanche, l'obsession du Commodore semblait avoir déteint sur elle : " Je ne peux pas vous dire où nous sommes. Nos ennemis... veulent nous empêcher de restaurer la liberté des habitants de cette planète. S'ils savaient où nous sommes, ils nous détruiraient. Dix jours plus tard, alors que l'Apollo faisait escale dans le port marocain de Safi, Susan Meister s'enferma dans une cabine munie d'un pistolet de calibre .22 et se tira une balle dans la tempe. Elle fut retrouvée vêtue de la robe que sa mère lui avait envoyée pour son anniversaire, une lettre annonçant son suicide par terre à ses pieds.

La police locale bâcla l'enquête mais la mort d'une citoyenne des États-Unis ne pouvait manquer d'attirer surl'Apollo l'attention des autorités consulaires américaines, ce qu'Hubbard s'efforçait d'éviter à tout prix.

Fidèle aux principes maintes fois édictés par Hubbard, la Sea Org passa immédiatement à l'attaque. Douce et réservée selon ses camarades, Susan Meister fut dépeinte comme une droguée et une déséquilibrée, ayant déjà plusieurs tentatives de suicide à son actif. On insinua aussi que des photographies compromettantes avaient été retrouvées dans ses affaires. La campagne de calomnies s'étendit bientôt à William Galbraith, vice-consul des États-Unis à Casablanca, venu à Safi enquêter sur l' affaire. Le 13 juillet, deux membres de la Sea Org, Peter Warren et John Chiarisi, l'invitèrent à déjeuner dans un restaurant de la ville avant de l'emmener à bord. W arren et Charisi signèrent ensuite des dépositions sous serment accusant Galbraith de menaces et de chantage : " Il nous a dit que si le navire devenait gênant pour les ÉtatsUnis, Nixon ordonnerait à la CIA de le saboter ou de le couler. Galbraith était également censé avoir déclaré que l'Église de scientologie était "un ramassis de cinglés , et que l'Apollo servait de bordel, de tripot clandestin et de repaire de trafiquants de drogue ".

Le lendemain, Norman Starkey, capitaine de l'Apollo, envoya des copies légalisées de ces déclarations à la Commission sénatoriale des Affaires étrangères, avec une lettre affirmant que Galbraith avait menacé d'assassiner les 380 personnes à bord, y compris les femmes et les enfants "

Des copies du tout furent envoyées à l'Attorney General John Mitchell, ministre de la Justice, au Service secret et au président Nixon lui-même, sur qui n' avait pas encore déferlé le raz de marée du Watergate. Arrivé quelques jours plus tard, le père de Susan Meister n'aboutit à rien avec les autorités locales, plus préoccupées d'une récente tentative de coup d'État que de la mort d'une Américaine sans importance. En désespoir de cause, ne parvenant même pas à savoir où se trouvait le corps de sa fille, Meister en appela à Hubbard. Après que Warren lui eut fait visiter l'Apollo au pas de course, il s'entendit répondre que le Commodore refusait de le recevoir .Meister n'était pas au bout de ses peines. A son retour aux États-Unis, il apprit avec stupeur que Susan avait été enterrée au Maroc avant même qu'il y soit arrivé. Et lorsqu'il voulut faire rapatrier le corps de sa fille, la Scientologie lui joua un dernier mauvais tour, aussi macabre qu'ignoble : informés par une lettre anonyme qu'une épidémie de choléra au Maroc avait déjà fait plusieurs centaines de victimes, les services d'hygiène du Colorado refusaient leur autorisation : "La fille d'un certain George Meister est décédée au Maroc, précisait le Corbeau. On parle d'un accident mais il s' agit plus vraisemblablement du choléra. Au début de 1972, Hubbard fut subitement victime d'une maladie inexplicable et rebelle au diagnostic. Le médecin du bord, Jim Dincalci, reçut du Commodore à la fin Janvier un mot affolé : "Jim, je crois que c'est la fin. Bombardé "officier de santé " pour avoir été six mois infirmier avant d'entrer en Scientologie, Dincalci ne sut que faire Depuis son arrivée à bord de l'Apollo en 1970, il ne s'était jamais remis du choc de découvrir qu'Hubbard pouvait tomber malade comme un simple mortel alors que, selon la Dianétique, les pouvoirs mentaux guérissalent toutes les maladies.

Il occupait ses fonctions depuis une semaine quand Hubbard s'était plaint de se sentir mal et Dincalci avait été scandalisé qu'on fasse appel à un médecin. Celui-ci avait prescrit des antibiotiques et des analgésiques que Dincalci, persuadé que LRH n'en aurait pas besoin, ne s'était pas donné la peine de se procurer : "Je croyais qu'un Thétan Opérant de son niveau maîtrisait parfaitement son corps et dominait ses douleurs. Mais quand Ron a su que je ne lui avais pas rapporté les analgésiques, il a piqué une crise de rage et m'a agoni d'injures. Craignant de commettre une nouvelle erreur, Dincalci consulta Otto Roos, l'un des "techniciens" les plus élevés en grade, sur la maladie du Commodore. Roos estima que le problème pouvait provenir d'un incident passé n'ayant pas été convenablement audité et que la seule manière de s'en assurer consistait à éplucher les transcriptions des séances d' auditing de Ron. Hubbard ayant chaleureusement approuvé la décision, Roos fit venir de Saint Hill et de toutes les Orgs des États-Unis où Hubbard avait été audité des centaines de dossiers, dont certains remontaient à 1948, qu'il entreprit d'étudier avec soin. Il fut alors extrêmement troublé d'y découvrir un nombre important de "discrédits" (actes discréditables pour la personne, qu'elle tente de cacher, aussi nommés " retenues manquées" ou "retenues" ou "overts" selon les cas) , c'est-à dire de passages où l'électromètre indiquait que Hubbard avait quelque chose à cacher. Roos était toujours plongé dans ses lectures à la fin mars quand une Messagère vint lui dire que le Commodore voulait voir ses transcriptions. Roos refusa avec la dernière énergie : selon une des règles les plus inviolables de la Scientologie, nul n'avait sous aucun prétexte le droit de prendre connaissance de son propre dossier. Cinq minutes plus tard, deux costauds firent irruption dans sa cabine et s'emparèrent des classeurs. Convoqué peu après chez Hubbard, Roos ne put que constater sa guérison miraculeuse : à peine le Hollandais eut-il franchi la porte que le Commodore se rua sur lui et le bourra de coups de poing et de coups de pied en hurlant un chapelet d'insultes incompréhensibles.

Assise derrière le bureau, Mary Sue observait la scène en silence. Sa crise un peu calmée, Hubbard se tourna vers elle et lui demanda si, en tant qu'auditeur, elle avait jamais remarqué qu'il eut des "discrédits" Non, jamais ", répondit-elle le plus sérieusement du monde. Roos, qui voyait les dossiers ouverts sur les passages compromettants, jugea prudent de ne rien dire. Hubbard lui assena alors une longue mercuriale, l'accusa d'avoir clabaudé partout sur son compte pour le ridiculiser et, malgré ses dénégations, le condamna aux arrêts de rigueur dans sa cabine. Au cours des heures suivantes, Mary Sue vint le voir à plusieurs reprises en s'efforçant de le convaincre que ces "discrédits " étaient dus à des techniques démodées ou mal interprétées. Quant à Diana, elle se contenta d' apparaître sur le pas de la porte et de lui hurler : "Je te hais!" Pendant ce mélodrame, l'Apollo était à Tanger Mary Sue y surveillait l'aménagement d'une confortable maison, la villa Laura, où les Hubbard comptaient résider tandis que le navire subirait à Lisbonne un indispensable passage en cale sèche.

Hubbard rêvait toujours d'un pays amical où implanter la Scientologie et le Maroc, où il faisait régulièrement escale depuis son départ de la Méditerranée, lui inspirait une convoitise croissante. Hassan II traversait à ce moment-là une crise grave; si la Scientologie l'aidait à démasquer les traîtres de son entourage, le roi ne pourrait manquer de lui exprimer concrètement sa gratitude.

Quelques mois auparavant, la Sea Org avait installé une "base à terre" près de Tanger, dans un immeuble de bureaux sur la route de l'aéroport. L'enseigne, annonçant en anglais, en français et en arabe la présence de "Operation and Transport Corporation, Ltd, InternationalBusiness Management ", attira l'attention de Howard D. Jones, consul général des États-Unis à Tanger, dont l'intérêt redoubla avec la rencontre d'une jeune Américaine qui lui avoua non sans réticence travailler pour l'OTC : "Notre société est panaméenne, c'est tout ce que je puis vous en dire. Sa curiosité piquée au vif, le consul ne tarda pas à faire le rapprochement entre l'OTC, le mystérieux Apollo et L. Ron Hubbard, fondateur de la Scientologie. Il n'alla cependant guère plus loin, comme en témoigne son câble du 26 Avril 1972 à Washington : " On ne sait presque rien de l'OTC et ses dirigeants sont peu bavards sur ses activités. Les scientologues à bord de l'Apollo font sans doute ce que leurs collègues font ailleurs... Les rumeurs qui courent en ville sur un trafic de drogue ou la traite des Blanches nous laissent toutefois sceptiques."

Le consul avait raison, car il ne se passait pas grand-chose à bord du navire qui pût inquiéter Washington. C'est à terre, en revanche, que survenaient les choses intéressantes. L'OTC s'efforçait en effet d'infiltrer l'administration marocaine. Elle avait enregistré un premier succès en décrochant un contrat pour la formation d'agents administratifs des Postes mais le projet tourna court : déconcertés par les techniques de la Scientologie et craignant d'être dépassés par leurs collègues soumis à une formation classique, les élèves désertèrent le stage au bout d'un mois. Amos Jessup, qui parlait français, conduisit l' assaut suivant rien de moins que sur l' armée marocaine. Warren et lui avaient lié connaissance avec un colonel, vivement impressionné par les performances de l'électromètre, qui leur avait promis d'en parler à un général censé être un ami intime du ministre de la Défense et le bras droit du roi. Las! Impliqué dans un coup d'État, le général se suicida.

Les manoeuvres auprès de la police secrète semblaient plus prometteuses, l'OTC ayant réussi à organiser des cours pour apprendre aux policiers et aux agents de renseignements à détecter les" individus politiquement subversifs à l'aide de l'électromètre. Pendant ce temps, en fidèle épouse toujours sur la brèche, Mary Sue se chargeait de régler un des problèmes dont son mari était assailli, en l'occurrence les frasques de son fils aîné, Nibs. Depuis sa désertion de 1959, la fortune le boudait. Errant d'un job à l'autre sans pouvoir nourrir convenablement sa femme et ses six enfants, rempli d' amertume d' avoir été définitivement rejeté par la Scientologie, Nibs était devenu un des plus virulents critiques de son père et de l'Église. En apprenant que cette dernière était en litige avec l'Internal Revenue Service, le fisc américain, il s'était porté volontaire pour témoigner contre elle. En Septembre 1972, Mary Sue lança donc une campagne destinée à neutraliser le traître : elle fit éplucher ses dossiers dans toutes les Orgs par lesquelles il était passé, avec ordre d'y rechercher les éléments compromettants. L'Église ne révéla jamais ce qu'elle avait ainsi découvert sur le fils de son fondateur. On sait seulement que le 7 novembre, en présence d'un haut dignitaire de l'Église, Nibs enregistra une cassette vidéo dans laquelle il se rétractait de toutes les accusations portées contre son père et de ses témoignages auprès de l'IRS. "J'agissais par esprit de vengeance à une époque où j'étais soumis à des stress dans ma vie personnelle et affective... J'aime trop sincèrement mon père pour vouloir lui nuire... Je n'ai jamais eu connaissance d'activités répréhensibles de la part de membres de la Sea Org et de l'Église de scientologie. A la villa Laura, Hubbard n'eut guère le temps de réfléchir à cette déclaration spontanée d'amour filial car le destin, une fois de plus, faisait sombrer ses plus beaux projets. Le programme de formation des policiers marocains tournait à la débandade sous l'effet des luttes intestines entre les fidèles du roi et leurs opposants, aussi effrayés les uns que les autres par les révélations éventuelles de l'électromètre. "C'était complètement dingue, se souvient Amos Jessup: on ne savait même plus qui était de quel bord. La Sea Org aurait peut-être pris le temps de démêler cet écheveau si, au même moment, de fort mauvaises nouvelles n'étaient arrivées de Paris : la branche française de l'Église de scientologie allait être inculpée de diverses activités frauduleuses et le Parquet envisageait de demander au Maroc l'extradition d'Hubbard!

Le Commodore décida qu'il était temps de prendre le large. Le ferry pour Lisbonne devant quitter Tanger dans quarante-huit heures, Hubbard ordonna au personnel de l'OTC d'y embarquer avec tout le matériel récupérable et tous les papiers qui n'auraient pu être détruits à temps. Pendant les deux jours suivants, une noria de camions, de voitures et même de motocyclettes fit donc la navette entre la " base à terre" de l'OTC et le port de Tanger.

Quand le ferry-boat de Lisbonne leva l'ancre le 3 Décembre 1972, l'Église de scientologie ne laissait derrière elle au Maroc qu'une montagne de cendres, des nuages de rumeurs et une poignée d'agents consulaires américains en proie à une profonde perplexité.


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