Le Philosophe (1988)
Hermès roule en déesses
Un grand échalas Spécialiste d'Héraclite, trois femmes de rêve,
qui plus est déesses. Vous êtes toujours là? Tant mieux, parce
que Rudolf Thome a caché un grand beau film (imagination et idée)
dans son «Philosophe». Cherchez-le.
Avec le Philosophe, on tient le premier Doctor Feelgood du Festival, en la personne
improbable de son auteur, Rudolf Thome. C'est annoncé comme une
comédie mais rien ne laisse attendre à la fois le dépaysement,
la gravité enjouée et le profond plaisir qui nous y attendent.
Pour qui n'aurait jamais vu un film de Thome (cest mon cas, même
s'il s'agit ici de son douzième long métrage, mais on a tenu à
confier cette critique a quelqu'un d'aussi "vierge que le philosophe
de l'histoire), la trame résumée a tout pour faire fuir prudemment
- un jeune philosophe filiforme, nommé Georg Hermès, ayant jusqu'ici
vécu dans lascèse et la solitude, se retrouve appàté par trois
femmes qui prétendent être des déesses et lui demandent s'il croit
vraiment s'appeler Hermès par hasard. Il commence par en aimer
une et se retrouve aimant et aimé des trois. Il mettra un peu
plus longtemps à se réconcilier avec tout ça. Le temps du film,
en fait.
Pas exactement le genre de synopsis qui laisse deviner qu'on va
jouir par tous les bouts en regardant ce film. C'est pourtant
exactement ce qui arrive: plaisir des yeux, quasi tactile. Plaisir
intellectuel aussi, celui de suivre une pensée, de laisser Thome
se jouer de nous tout en nous menant
Où ça? Où lon veut bien
aller; et c'est justement cette liberté de choix qui triple le
plaisir. Il y a enfin cette gravité cocasse, le méticuleux des
choses et des images, la certitude que rien n'est mis là par hasard,
ci puis celle façon pas banale qu'a Thome de filmer le quotidien,
surtout pour un film comme le Philosophe.
Le film commence tout prosaiquement (en apparence) par quatre
petits déjeuners dans Berlin. Georg va chercher le journal et
inspecter sa boîte aux lettres qu'on devine perpétuellement vide,
avant de mettre la table. Il allume le gaz avec un briquet, alors
qu'il ne fume pas (mais il sait ALLUMER), Allumer un feu de camp
même sous la pluie, tout comme il saura finalement allumer - à
son insu - les trois vendeuses propriétaires du magasin de vêtements
pour hommes, sur le Kudamm. Après tout, l'homme au briquet est
le genre de zigomar qui a fait sa thèse sur Héraclite. Il a pondu
un traité sur deux mots des Fragments: "Tout s'écoule. Thome, lui, n'arrête pas de jouer avec les éléments. Dans les
introductions matinales, on trouve, par exemple, Franziska dans
son élément. c'est-à-dire sous la douche, comme plus tard dans
le lac ou propriétaire d'une maison sur la Spree. Martha, elle,
a la gueule de bois et reconnaît à peine son partenaire d'un soir.
Les trois filles, toutes craquantes, fondent absolument d'amour
pour Georg, à qui cela n'est jamais arrivé (il est vierge) et
ne risquerait d'arriver que dans le meilleur des mondes, c'est-à-dire
pas dans le nôtre. Il faut voir nos trois drôlesses assister à
sa conférence imbitable (mais elles semblent très bien s'arranger
de ça), ou lui beurrer sa tartine, ou lui laver la tète, ou lui
réchauffer les pieds, ou lui faire boire du mouton-rothschild,
C'est fait dans un tel esprit, montré avec tant de drôlerie et
les trois femmes sont tellement bien qu'on aimerait bigrement
être a sa place. Mais ce qui pourrait, chez un autre, passer pour
un vulgaire fantasme de cheikh refoulé, est évidemment tout autre
chose ici.
Georg a du mal à se laisser aller. Il veut continuer à philosopher.
Il ne sait penser et écrire que seul. Il fait une fugue, se prend
une chambre, erre sans rien pouvoir faire comme avant. Il n'a
plus sa place dans le monde. Du coup, Georg nous fait une poussé
de fièvre (le feu, encore! Et le mercure du thermomètre! Get it?).
Illico subito, il regagne la couette des déesses, qui vous le
remettent daplomb en cinq sec. Bé-at, le mec! Il faut le voir
sauter du lit, finalement réconcilié avec son enviable sort, soudainement
beau et fringant. Croit-il à ce moment-là qu'elles sont réellement
des déesses? Thome le croit-il? Devons-nous le croire? Thome suggère
seulement qu'une religion à la grecque serait plus recommandée
pour ce qu'est devenu notre monde, plus jouable tout au moins.
Ce qui nécessiterait évidemment que nous repensions l'amour et
les relations, comme Franziska le demande à Georg à un moment.
Notions zinzin? Préoccupations frivoles? Thome s'en défend, mais
de la meilleure façon qui soit: pas à côté mais dans son film,
qui est chinois comme pas permis, et de ce fait à lire sur plusieurs
niveaux. Tout le plaisir est pour nous.
Philippe Garnier dans Libération, 16. 5. 1989
LE PARADIS SUR TERRE
LE PHILOSOPHE (DER PHILOSOPH) (Allemagne, 1988).
Scénario et réalisation : Rudolf Thome. Image: Reinhold Vorschneider.
Son: Frank Behnke. Montage: Dörte Völz-Mammarella. Musique: Hanno
Rinné. Interprétation : Johannes Herrschmann, Adriana Altaras,
Friederike Tiefenbacher, Claudia Matschulla, Jürgen Wink, Werner
Gerber, Anton Rey, Marquard Bohm. Production : Moana film (Rudolf
Thome). Distribution : Films sans frontières. Durée:1 h 20 ; 35
mm 1,66.
Il est une scène du Philosophe qui paraîtra sans doute bien anodine, mais que j'aime beaucoup:
c'est celle où se produit la rencontre entre les quatre personnages
principaux du film. Georg, le héros du titre, va pour s'acheter
un costume et pénètre dans une boutique d'habillement où l'attendent,
lubitschiennement, trois femmes. L'une d'entre elles, Martha,
lui propose d'en essayer un. Georg s'indigne: se déshabiller devant
tout le monde! Franziska surgit alors de la profondeur de champ
et lui annonce: «Nous avons aussi des cabines d'essayage». Si
ce surgissement me réjouit à chaque fois que je vois le film,
c'est qu'il touche à la nature même du cinéma. Ce que nous dit
Franziska, c'est «voici un élément d'information scénarique» (il
y a une cabine d'essayage, l'histoire va pouvoir continuer) et,
dans la foulée: «nous avons l'élément de décor qui va avec» (sans
cabine d'essayage, cette boutique déserte serait définitivement
improbable et peu importe qu'on ne voit finalement pas la cabine:
on sait quelle existe). Le vrai bonheur du Philosophe, cest ça, cest ce: voici une histoire, voici un petit décalage
avec la réalité, voici une fiction, avec des personnages de fiction,
des situations de fiction, des dialogues de fiction, etc. et vous
allez y croire.
Le ressort du Philosophe est très simple : soit un homme, Georg, dont trois amies, Beate,
Martha et Franziska sont amoureuses. Mais là où beaucoup se seraient
arrêtés, en jouant pour le reste sur la gratification que peut
tirer le spectateur (en tout cas masculin) de l'identification
au personnage principal, Thome s'est amusé à construire une vraie
structure de conte de fées. Georg donc sera un jeune philosophe,
ermite, vierge, ne s'intéressant qu'à Héraclite et n'ayant jamais
aimé dans sa vie que sa mère et la Sagesse. Quant aux trois femmes,
ce sont, nous dit-on, rien de moins que des déesses.
Et pour un peu, ce scénario-leurre pourrait fonctionner. Après
tout, qui d'autre que des déesses pourraient subordonner et faire
céder à la tentation un saint comme Georg? Et réciproquement,
qui d'autre qu'un saint, qu'un innocent pourrait se retrouver
au lit avec trois femmes sans que la scène perde une once de pureté
? C'est toute la beauté du film que de maintenir jusqu'au bout
sa fiction scénarique, soit une d'utopie amoureuse entre de purs
esprits - rien dans ce qui est dit ne vient explicitement la démentir
- tout en la mettant en permanence à mal par la mise en scène.
Parce qu'en fait, si l'on veut bien ouvrir les yeux, on sait très
vite à quoi s'en tenir: quand Franziska quitte son amant au début
du film, elle laisse, en l'embrassant sur la joue, les traces
de son rouge à lèvres, et chacun sait que les déesses, les vraies,
ne laissent pas de trace de rouge à lèvres.
C'est le privilège de la comédie que de pouvoir investir un territoire
où l'on veut bien croire à tout, sans vraiment trop y croire et
où la jubilation naît justement de cette indécidabilite. Et c'est
l'intelligence de Thome que de savoir jouer à fond sur ce mélange
de crédulité concédée à titre provisoire et de solide fond de
rationalisme qui constitue le rapport d'un spectateur à un film.
Tout au long du film, il multiplie les inscriptions réelles (les
déesses, quand elles invitent à dîner, n'oublient pas d'acheter
les olives) et les pures conventions de fiction (Martha et Beate
viennent dire bonsoir à Georg et à Franziska, plan suivant, les
mêmes viennent dire bonjour, ou encore la scénographie très déifiante
des contrechamps sur les trois femmes, toujours harmonieusement
disposées dans l'espace, comme les Trois Grâces).
La distance au réel, c'est finalement le «problème» de Georg le
philosophe. Et il n'a pas trop de trois femmes pour le nourrir,
le soigner, le sauver de la noyade, le promener en voiture et
lui apprendre à se servir d'un traitement de texte. Ce n'est d'ailleurs
qu'après avoir passé une nuit avec elles trois qu'il sera reconcilié
avec le réel, au point de les nourrir à son tour («Thé ou café»).
On pourrait s'arrêter là, et ne voir dans Le Philosophe qu'un conte moral sur le salut par les femmes.
Mais cette distance au réel, justement, porte un nom: l'ironie.
Il y a, pour qui connaît un peu l'uvre de Thome, deux moments
très forts dans Le Philosophe. Celui où l'acteur de Rote Sonne réapparaît vingt ans après, vieilli, en trompettiste misanthrope.
Et celui où Martha fait la lecture de la page politique du journal,
alors que ses deux amies font au jeune philosophe des petits câlins
et de non moins succulentes tartines de confiture. Je vois dans
ces deux moments ce qui est peut-être le vrai sujet du film: la
réduction du champ d'intervention de l'individu du politique au
privé, le vieille utopie du communisme et de la fin de l'histoire
ne pouvant plus se jouer qu'entre quatre personnes. C'est ce beau
désenchantement, si drôle, si élégant, si léger (et qui n'est
pas très loin d'un Rohmer sur la décadence. Le fragment d'Héraclite
qu'affectionne Georg s'intitule : «Tout s'écroule») qui fait du
Philosophe, petite forme si on le compare à une grande forme comme Tarot, un vrai petit chef-d'uvre d'ironie.
Hervé Le Roux dans Cahiers du Cinéma, No 420 mai 1989
UTOPIE AMOUREUSE ET PENSANTE
Pour une fois, commençons par une citation: «Si la réalité est contradictoire, il faut changer notre mode de
pensée. Et si nous changeons notre mode de pensée, la rencontre
de trois déesses n'est plus soudain quelque chose d'aussi absurde
qu'il paraissait au premier abord à notre esprit cartésien.» Ainsi parle Rudolph Thomé, cinéaste berlinois. En rompant,
amusé, des lances avec le cartésianisme, il définit le statut
de son douzième film qu'il a intitulé le Philosophe: une utopie.
,
TROIS DÉESSES. Ce que confirme d'ailleurs le nom qu'il a donné à son héros
pensant, l'homme qui rencontre les trois déesses: Georges Hermès.
Le messager des dieux, bien sûr. S'il y a message et messager,
il y a aussi, nécessairement, destinataire. Frères spectateurs
(et spectatrices, ça va de soi), nous sommes ces destinataires.
Le Philosophe est le second volet de ce qui nous est annoncé comme
une trilogie, sous le titre générique les Formes de l'amour. Il s'agit ici d'une part d'un jeune homme, enfin presque jeune
- il a trente ans, maigre et grave, puceau de surcroît et familier
des présocratiques, et d'autre part de trois jeunes femmes (que
trois séquences initiales nous présentent comme également bien
faites et libres de leurs corps) qui gèrent un improbable commerce
de vêtements masculins dans l'ancienne capitale du Reich. Comme
les philosophes aussi ont besoin, un jour, d'un costume gris,
la rencontre se fait, difficile il est vrai: notre vieux jeune
homme est à la fois timide et désargenté. Elles l'écoutent. l'invitent
et le régalent, l'adoptent, l'initient (à l'amour et au traitement
de texte). Il manque de se noyer (elles le sauvent), il s'écarte
un temps pour réfléchir à la situation (on est philosophe quand
même), constate quil ne peut pas se passer d'elle, donc d'elles,
et faute d'îles grecques, scelle leur accord dans une danse païenne
à la Matisse au bord du lac de Wannsee.
TOUT BEAU. Même si les références à notre réalité (1989) ne manquent pas
(on lit Die Zeit, on boit du Mouton-Rothschild. on paie avec les deutschemarks
du temps de Helmut Kohl), le scénario avance comme un conte, ou
comme un mythe, Il avance vite (rapidité indispensable à sa crédibilité),
et il avance bien parce que, dans cette histoire, tout est beau.
Les filles, Hermès, la lumière, l'eau et le feu, et même la ville.
La ville à condition de ne pas en sortir: dès que le philosophe,
dans sa saison des doutes, voyage ailleurs, il est malheureux
et tombe malade. Décidément, Berlin est bien un lieu singulier.
Wim Wenders y rencontrait des anges. Thome y installe ses «agentes
du temps».
Le propre de l'utopie est de déboucher sur l'inédit. Il n'y a
donc pas de mot français (pas de mot allemand non plus, apparemment)
pour désigner le microphalanstère amoureux et pensant que Thome
a construit pendant quatre-vingts minutes. C'est juste une petite
machine à produire du bonheur souvenez-vous, il y a presque deux
siècles: 1'idée neuve en Europe.
On a comparé Thomé à Rohmer. Mais là où le Français, moraliste,
de vieille école même s'il est cinéaste tout à fait contemporain,
est un homme du XIX, siècle dans sa vision des rapports amoureux,
l'Allemand, les deux pieds sur terre (dans ses films, on mange
et on fait l'amour, avec élégance), serait plutôt un mutant, prototype
aimable de ce que nous souhaitons pour le XXI siècle, voire, au
diable l'avarice, pour le troisième millénaire.
Et puisque nous rêvons, révons encore. Fassbinder est mort Wenders
et Herzog parcourent la panète, dautres travaillent en France
ou en Italie, le cinéma allemand est bien malade. Mais pas mort:
Thome fait des films. Et ses films sortent, même hors d'Allemagne,
à Cannes et à Paris. Bien sûr, le Philosophe est un film fragile, un film «art et essai», un film pour happy
few. Et alors? Thome encore, pour finir comme j'ai commencé. par
une citation : «Ce n'est pas une raison parce qu'Hollywood a développé, ces vingt
dernières années. un style de films qui a du succès dans le monde
entier que je dois essayer de copier ce style qui m'est totalement
étranger. Quand je suis au cinéma. Je veux avoir la liberté d'interpréter
ce que je vois a ma manière, et non par des sentiments et des
pensées imposés. Je pense aussi que cette maladie qui touche le
cinéma dans le monde entier va passer avec le temps. Si le renouvellement
n'émane pas des cinémas nationaux du reste du monde, il viendra
tôt ou tard d'Hollywood même». Un utopiste, je vous le disais.
JEAN-PIERRE JEANCOLAS dans Politis Le Citoyen 19. 5. 1989
joyeuse polygamie
Il y a comédies et comédies. Certaines sont «énhaurmes», décapantes,
dévastatrices, d'autres sont infiniment plus délicates, mélanges
de petites cocasseries, de dérapages bizarres, de télescopages
fortuits ou inattendus. Les premières frappent au plexus. Les
secondes vous caressent agréablement les neurones : prenez «Le
philosophe» de Rudolf Thome, par exemple.
Drôle de nom, d'ailleurs, pour une comédie. On imagine tout de
suite quelque chose de poussiéreux, un vieux barbon atrabilaire,
ridicule dans ses travers et ses ratiocinations. Pas dans ce film.
Si le héros, Georg Hermès (Johannes Herschmann), se complait dans
des méditations ésotériques et solitaires, s'il vit dans ses rêves
et dans ses livres, il n'en est pas moins un charmant garçon,
quoiqu'un peu gauche et timide, Et sa vie va se trouver bouleversée
par la rencontre de trois jeunes femmes, pas du tout éthérées,
elles, tombées raides amoureuses de lui, qui vont lui demander
de les aimer de retour, toutes les trois ensemble. Que faire dans
ces conditions, surtout quand ces dames vous affirment être des
déesses (normal, alors qu'on s'appelle Hermès) et vous promettent
le bonheur éternel ? Que faire sinon céder et se laisser initier
par des mains tendres et expertes ? On a beau être philosophe,
écrire une jolie brochure sur «La sagesse de l'amour», on n'en
est pas moins homme.
On a souvent dit de Rudolf Thome qu'il était le Rohmer d'outre-Rhin.
Comme le cinéaste français, il pratique l'élégance, la clarté
et s'intéresse de près aux intermittences du cur. Comme lui,
il nourrit un goùt certain pour l'entomologie: ses personnages
sont des décalques de la vie réelle, ils sont situés dans un milieu
précis, répertoriable, décrit minutieusement: les branchés berlinois.
Mais Rohmer boucle ses histoires d'une façon rationnelle, logique.
Thome, lui, aime les lignes de fuite et les énigmes. Chez lui,
la frontière est mince entre fantasme et la réalité, l'imaginaire
est toujours prêt à prendre le pas. Le saugrenu (dans son film
précédent «La microscope», son héros ne se décidait à avoir un
enfant qu'après avoir longuement examiné avec cet appareil l'infiniment
petit) et la fantaisie font partie de ses règles du jeu.
Et, mine de rien, Rudolf Thome, avec cette histoire de déesses
à dormir debout, transgresse allègrement la morale établie, nous
emmenant malicieusement dans les méandres d'une polygamie joyeuse
et libertaire, s'interrogeant sur la nature du bonheur. «Le philosophe»?
Voyons, mais c'est sérieux comme le plaisir.
Françoise MAUPIN dans Pariscope 17. 5. 89
LE PHILOSOPHE, de Rudolf Thome, avec Johannes Herschmann, Adriana Altaras,
Friederike Tiefenbacher, Claudia Matschulla.
Il était une fois un jeune homme très intelligent, très seul et
très coincé. Il rencontra trois fées, qui lui enseignèrent qu'en
plus des joies de l'esprit existent celles des sens. Le plus simplement,
le plus sereinement du monde, Rudolf Thome déroule ce conte tonique
et sensuel, entre sourire et rêve, comme un fil vers la beauté.
"Le philosophe réussit un rare et bienfaisant prodige: un film
sur le bonheur qui rend heureux et ses personnages et ses spectateurs.
J.M. F. dans Le Point 29.5.98
A propos de « Le philosophe »
Entretien avec Rudolf Thome
Production légère, tournages rapides, famille d'acteurs: à Berlin,
Rudolf Thome a créé son laboratoire de fiction. Un microcosme
où se traduit, en pleine ébulition, une philosophie du cinéma.
Écrire
Cahiers. Que recouvre, à l'origine, le désir de réaliser une trilogie,
Les Formes de l'amour? Le moteur de ce regroupement génétique
est-il surtout d'ordre scénarique ou est-il lié aux conditions
de production de ces trois films?
Rudolf Thome. Après l'échec commercial de Tarot, les quatre projets de film
que j'avais (avec des scénarios de Jochen Brunow et Max Zihlmann)
ont été refusés. Si je voulais continuer à faire des films, il
fallait que je trouve quelque chose d'entièrement nouveau.
A Berlin, le système de subventions prévoit une formule pour des
films à «petit budget». c'est-à-dire pas plus de 400 000 DM, et
cette somme est octroyée pour deux tiers par le Land de Berlin.
C'est une somme dérisoire pour un film professionnel de 35 mm.
Et comme je n'avais pas d'argent pour travailler avec un scénariste,
j'ai pris la décision d'écrire moi-méme le scénario. A vrai dire,
ce n'était pas un scénario à proprement parler. Il s'agissait
plutôt d'une description minutieuse des scènes, un mélange de
traitement et de narration cinématographiques. J'ai seulement
écrit ce qui était nécessaire, pour pouvoir travailler avec ce
matériau. Et j'ai écrit le scénario de telle manière qu'il était
possible de s'en sortir avec le peu d'argent dont je disposais.
J'ai rédigé une courte introduction à mon projet. Je disais que
les cinéastes allemands avaient tort de concocter des films à
la manière hollywoodienne pour faire face à la toute-puissance
du cinéma hollywoodien. Moi, je ne cherche pas la perfection,
mais l'improvisation, la latitude de réagir aux hasards. J'ai
écrit que la justesse de ma conception ne pouvait pas être jugée
à l'aune d'un seul film, et que mon projet comporte un cycle de
films. Ce cycle, je l'ai appelé Formen der Liebe (Visages de l'amour)
(une idée qui m'était venue bien avant le tournage de Tarot).
Cahiers. Quelles ont été les conditions de production et de tournage?
R.T. Les conditions de production sont resté les mêmes pour l'ensemble
des trois films (Les Formes de l'amour, Le Philosophe et Sept
femmes). Le budget est de 400000 DM, le temps de tournage est
très court (20 à 25 jours). Nous travaillons avec une petite équipe,
très peu de lumière artificielle, très peu de moyens techniques
et des acteurs inconnus.
Comme l'argent vient de Berlin et que le film est monté à Berlin,
l'action des trois films est située dans cette ville. Et étant
donné que l'aspect technique du tournage est réduit à sa plus
simple expression (par manque d'appareils), l'accent est davantage
mis sur les acteurs, comme c'est généralement le cas pour tous
mes films. Cela fait plaisir aux acteurs et c'est aussi pourquoi
ils sont bons.
Lami Rohmer
Cahiers. La forme de la trilogie est-elle une référence ou un hommage aux
Contes moraux de Rohmer que rappelle la tonalité de vos deux derniers
films?
R.T. J'aime les films de Rohmer depuis La femme de l'aviateur, tout
particulièrement Les Nuits de la pleine lune, mais mes films ne
constituent pas une «déclaration damour». Je ne connais pas Rohmer.
Sans doute nous ressemblons-nous un peu. Les critiques allemands
prétendent que j'essaie de l'imiter, au ils me comparent à lui
et disent que je suis moins bien. C'est complètement stupide.
La plupart de ces critiques ne sont même pas capables de voir
les films de Rohmer, tout comme les miens, avec les yeux qu'il
faut (ils suivent une mode, et Rohmer est actuellement dans le
vent).
Dans Tarot, où Hanns Zischler et Rüdiger Vogler se rencontrent
au cinéma pour la première fois après dix ans, j'ai rendu un hommage
à Eric Rohmer: j'ai montré une scène des Nuits de la pleine lune.
J'avais vu ce film pour la première fois juste avant le tournage.
Cahiers. Le scénario du Philosophe est très subtil. Était-il aussi élaboré
au moment du tournage? Quelle importance accordez-vous, plus généralement,
à l'écriture d'un film?
R.T. L'écriture scénaristique est un aspect entièrement nouveau pour
moi, car j'avais coutume de travailler sur des scénarios écrits,
ou bien de travailler en collaboration avec des auteurs (j'ai
largement contribué au scénario de Berlin Chamissoplatz). Je n'aime
pas être assis, comme maintenant. seul devant ma machine à écrire.
Je préfère travailler avec d'autres. Mais à force d'écrire les
scénarios de mes films, je commence à prendre de plus en plus
de plaisir à l'écriture et à l'élaboration d'une histoire. Au
début, mes collaborateurs se moquaient de l'excentricité de mes
histoires, et cela me faisait perdre toute confiance. Maintenant,
je sais que mes films ne sont pas tellement plus excentriques
que les textes peaufinés d'autres auteurs.
Dans Le Philosophe, les acteurs ont fait et dit ce qui était écrit
dans le scénario. Très peu de changements y ont été apportés.
J'avais pensé que lors du tournage, le texte allait subir bien
des modifications, mais cela n'a pas été le cas. Les acteurs se
sont rendus compte qu'il n'était pas possible de faire des improvisations.
L'écart entre le texte improvisé et le texte écrit était devenu
trop grand.
Cahiers. Le scénario du Philosophe a-t-il été écrit pour les acteurs du
film comme le laisse supposer la réelle rencontre qui existe entre
les rôles féminins et les actrices?
R.T. J'ai écrit le scénario pour un autre acteur, moins jeune que
Johannes Herrschmann. J'ai opté pour lui, après que cet autre
acteur que j'avais pressenti se soit décommandé. Les actrices
Adriana Altaras (Franziska) et Friederike Tiefenbacher (Beate)
sont celles que j'avais en téte lors de l'élaboration du texte.
Des déesses nues
Cahiers. Vous suggérez que les trois femmes qui aiment le Philosophe sont
des déesses, et surtout vous les montrez nues dans la trivialité
du petit matin dès la première scène du film. Est-ce une prédilection
pour la contradiction, une volonté de vous approprier le système
logique du film?
R.T. Qu'est-ce que vous en savez? Savez-vous ce que font les déesses,
comment-elles sont? Et pourquoi ne pourraient-elles pas être enivrées
et coucher avec des hommes ordinaires? Lorsque des déesses séjournent
sur la planète Terre, où règnent les lois de la physique moderne,
alors tout est contradictoire, mème leur existence.
D'ailleurs, toute notre vie, telle que nous l'appréhendons avec
notre entendement, n'est-elle pas une flagrante contradiction?
Ce que j'essaie de faire dans mes films, c'est de décrire cette
réalité qui est tellement complexe et mystérieuse. Mais vous avez
raison. J'aime la contradiction. J'aime jouer avec les habitudes
de pensée et les attentes unidimensionnelles du spectateur.
Cahiers. Votre goût pour la comédie s'est-il révélé avec Les Formes de
l'amour ou est-il plus ancien? La comédie devient dans vos films
un genre très personnel; comment le concevez-vous?
R.T. J'ai assisté à Munich, il y a deux ans, à une rétrospective de
l'ensemble de mes courts métrages (de 1964 à 1984), et j'étais
moi-mème étonné de voir autant d'ironie et d'humour. C'est ma
façon de raconter et de voir les hommes et le monde autour de
moi. Depuis que je me suis mis à écrire moi-mème mes scénarios,
cet élément s'est encore accentué. Mes films ont toujours eu une
tonalité comique. Par ailleurs, je pense qu'un film qui est vraiment
bon, a toujours une veine comique. Pensez à Ozu et à Hawks.
Cahiers. La comédie semble une des forces vives du cinéma allemand, qui
lui fait subir des traitements parfois malheureux. Est-ce pour
vous davantage une manière d'aller à la rencontre du public, plutôt
qu'une manière d'en faire votre objet?
R.T. Je ne connai pour ainsi dire pas de véritables comédies allemandes.
Autrefois, il y avait ces film dans lesquels les acteurs se jetaient
des tartes à la crème à la figure. Ce genre de comédie ne m'intéresse
pas. Et puis, il y a toujours eu des films qui se moquaient de
leurs personnages. Je déteste ce genre de cinéma. Lorsque je fais
un film, je ne pense pas à ce que le public demande. Mais le public
n'est jamai absent quand j'écris, tourne et monte. Il est impliqué
dans le processus. Il en va de même lorsqu'on raconte une histoire
à des spectateurs et qu'on les regarde dans les yeux. Mais bien
entendu, le spectateur et la spectatrice ne sont pas réels. Il
sortent également de mon invention.
En marge
Cahiers. Quelle est votre place dans le cinéma allemand actuel et comment
a-t-elle évolué depuis vos débuts?
R.T. J'ai toujours été un marginal. D'aucuns me tiennent pour un cinéaste
commercial, d'autres pour un cinéaste esotérique. Dans la seule
filmographie qui existe en Allemagne, je suis classé sous la rubrique
«mi-commercial, mi-artistique». A un certain moment, j'ai eu la
réputation d'être un spécialiste «en conversations de café du
commerce».
Mes films constituent à chaque fois une tentative pour me libérer
de telles classifications. J'ai dû quitter Munich pour emménager
à Berlin, afin de me défaire de cette étiquette de Münchner Sensibilisten
(sensibilité munichoise) (courant auquel appartient également
Wim Wenders).
Quant à moi, je sais qu'il y a une grande continuité dans tous
mes films et que relativement peu de choses ont changé dans ma
carrière de cinéaste, longue de vingt-cinq ans. Ce qui distingue
mes films des autres, c'est la simplicité et l'ironie avec lesquelles
ils sont racontés.
Cahiers. Le Philosophe peut-il être vu comme un remake, d'inspiration moins
noire et plus porteuse despoir, de votre film réalisé il y a
vingt ans, Soleil rouge?
R.T. Un ami m'a dit, après avoir lu le scénario du Philosophe, que
cette histoire était l'image spéculaire de Soleil rouge. Je n'y
ai pas pensé au cours de l'écriture et du tournage. Il ne s'agit
pour moi que de la reprise d'un motif narratif (un homme et plusieurs
femmes), que j'affectionne particulièrement et qui revient souvent
dans mes films. Du reste, je ne suis pas d'accord avec vous quand
vous dites que Soleil rouge constitue une interprétation sombre
et noire du mème thème. Les deux films, Soleil rouge et Le Philosophe
sont des utopies sur l'amour. Lorsque Uschi Obermeier et Marquard
Bohm, à la fin de Soleil rouge, meurent sur le rivage du Lac Starnberg,
ils sont réunis, leur amour s'est réalisé. Ils sont heureux. Lorsque
les trois déesses et Georg Hermes dansent sur les rives du Wannsee
- le soleil s'est déjà couché - il y a un moment où les quatre
protagonistes tournent le dos à la caméra, la face vers l'eau,
c'est alors le moment de la réalisation, le moment de l'amour,
où tout ce qui les sépare est aboli l'espace d'une seconde.
Cahiers. Quelle est l'importance de l'utopie dans vos films et, plus gênéralement,
dans le cinéma actuel?
R.T. Les films sont des songes. Et mes films sont mes songes. Et
comme il est particulièrement ardu de traduire ses réves dans
une forme concrète, j'essaie de créer des balises pour mon film
qui m'aideront à trouver ce que je veux montrez. Mais bien entendu,
la plupart du temps, je tatonne dans l'obscurite comme tout le
monde.
(Entretien réalisé par Frédéric Strauss, traduit de 1allemand
par Jean-Paul Declercq), Cahiers du Cinéma No 421 Juin 1989