Coup de foudre (1992)

 

 

Adam et Eve à Deutschland
La rencontre d'un homme et d'une femme: un archéologue de l'ex-RDA, une futurologue de l'ex-RFA. «Coup de foudre» de Rudolf Thome est aussi le nôtre.

Mes histoires ne transmet-tent aucun message. Au premier coup dœil, on voit dans mes films juste ce qu’il y a à voir à l'écran. Si l'on me demandait, ce que j'ai voulu dire avec ce film, je ne répondrais que ceci: rien.»
Laïus usuel, Rudolf Thome parle de son nouveau film, le Coup de foudre, comme il a toujours parlé des autres: quasiment par-dessus la jambe, et on lui sait gré de cette souplesse elliptique.

En fait, rien ne se justifie ni ne s'explique moins qu’un film de Rudolf Thome, qui tourne actuellement son seizième long métrage, dans un état d'esprit sans doute rasséréné. Après les années de vaches plus ou moins maigres et celles (période 80: Tarot, le Philosophe) de la reconnaissance progressive, le Coup de foudre a remporté un grand succès en Allemagne.

Un pays, le sien, qu'il envisage comme si c'était la première et la dernière fois qu'il y posait l'œil. Les images du Coup de foudre paraissent émerger d'un micro-monde où il n'y aurait encore jamais eu de fictions de cinéma, où la télévision et ses reportages seraient irrémédiablement dépassés. Un effet avant/après d'autant plus troublant que, dans les soubassements de son histoire d'amour, le film file en douce l'incroyable métaphore de la réunification allemande.

Zenon Bloch (du bloc de l'Est) habite un deux-pièces, dans un patelin à cinq kilomètres de Berlin, avec sa fille et son garçon tout juste en âge de courir les crèches (sa femme est morte six mois auparavant dans un accident de voiture). Elsa Süsseisen est a contrario le prototype de la femme de l'Ouest, indépendante (une fille mais pas de mari), installée dans la vie et même dans l'avenir. Le comble: il est archéologue (du moins l'était-il avant de pointer au chômage, suite à l'effondrement du Mur), elle est futurologue.

Leur histoire est donc la première histoire du monde et la toute dernière histoire allemande. Rudolf Thome sait qu'il y a de la cosmogonie dans l'air tout autant que du jeu entre les mots et leurs images. Et c'est tout ludiquement qu'il filme Adam et Eve à Deutschland, ce gigantesque parc d'attractions: Zénon et Elsa sont attirés l'un vers l'autre dès le premier regard, dans un square où batifolent leurs enfants respectifs. Fringué comme l'as de pique, il lit un gros pavé lorsqu'elle s'assoit d'autorité à ses côtés pour engager un brin de conversation («Je vous dérange?» est sa phrase leitmotiv). Zénon n’est pas hostile, mais il est assez gland, emprunté, au bord de l'extinction des feux. A peine remarque-t-il que se croisent, a quelques centimètres de lui, les plus belles jambes du monde.

Ce ne sera pas le moindre prodige de Rudolf Thome que de parvenir à rendre Zénon désirant et désirable. C'est aussi l'une de ses spécialités réjouissantes que de mettre en fiction des garçons qui ne méritent pas que d'aussi belles filles leur portent un intérêt pareil. Et il est écrit dès les premières secondes que l'aventure ne souffrira pas la moindre entorse pessi-miste. La logique mathématique des films de Thome interdit le suspense, le cynisme et la circonspection. Tout y est franc, même les couleurs. L'important n'est pas la teneur de son propos (rien: il le dit lui-même) mais la nature de ce qu' il filme (tout le reste).

Le Coup de foudre contemple ce que le cinéma ne s'attarde pa souvent à regarder: les enfants et ses attentions que les parents, leur portent, les frémissements de l'amour-toujours scandés jazz (sublime BO de Chico Hamilton), le bonheur essentiel d'une attirance dont on ne doute pas une seconde qu'elle tiendra malgré tout, malgré les inhibitions apparentes de Zénon qui donne l'impression d'être un moine alors qu'il avoue se taper sa belle-sœur, parce qu'entre elle et lui, c'est, «comme frère et sœur».

Rudolf Thome fait partie de ces cinéastes qui tiennent une ligne morale et n'en dévient pas. Ce que son film propage, c'est à la fois une sensation de fraîcheur impressionnante et le sentiment que, dans l'existence, la nôtre, tout devrait toujours s'organiser de la sorte. Chaque fraction du Coup de foudre restitue l'éternité d'une vie rêvée, avec le bonus de dérision qui mord. On n'oubliera pas la scène où Zénon, enfin décidé à passer à l'acte avec Elsa qui n'attend plus que ça, passe un quart d'heure à ranger toute la pièce et à déplier le canapé-lit avant de s'entendre dire «Tu crois en Dieu?» En Dieu, ça reste à voir, mais, en Rudolf Thome, saint homme et grand cinéaste, c'est'une évidence,

Philippe VECCHI dans Libération 12. 05. 1992


Du zéro a l'infini
LE COUP DE FOUDRE. Lorsque, après avoir décou-vert Le Coup de foudre à Berlin en février dernier, je fis part à Rudolf Thome de mes premières impressions, ce fut pour louer, entre autres qualités précieuses, la délica-tesse avec laquelle son film nous renseignait sur la natio-nalité de son héros, Zenon, Allemand de l'ex-Est, préfé-rant définir son statut peu à peu par allusions légères (ses vêtements, les vieux meubles de sa maison), plutôt que d'enfermer d'emblée le personnage dans un déter-minisme socio-politique. Mon analyse produisit un effet inattendu: Rudolf Thome éclata de rire! J'avais fait fausse route, comme il allait me le prouver en retraçant le parcours suivi par Zenon pendant le générique du Coup de foudre: il quitte le village où se trouve sa maison, emmène sur sa bicyclette ses deux enfants, puis, tou-jours accompagné par la caméra en un long faux planséquence (raccords dans l'axe et dans le mouvement assurent une continuité parfaite des différents plans), il longe un paysage forestier, avant de franchir un carre-four au milieu d'un terrain vague et de passer à côté d'une pancarte, sur laquelle on peut lire, très briève-ment, Berlin. Ce trajet implique forcément que Zenon vient de l'ex-Allemagne de l'Est où il habite, cette déduction logique saute aux yeux et l'information est transmise au spectateur avec une évidence presque insistante et lourde, me dit en substance Thome qui, aussi modeste qu'affable, estima n'avoir fait preuve de subtilité que par son refus de montrer la pancarte Berlin en gros plan. Ce détail prit toute sa saveur, à la seconde vision du Coup de foudre (moment de vrai bonheur, le film tient bien la route). Si la désignation et la catégorisation de Zenon font, il est vrai, appel au bon sens
aveu-glant d'une lapalissade géographique, la manière dont le film impose, dès son ouverture, un point de vue person-nel et complexe témoigne en revanche d'une finesse indéniable: épousant le regard de son héros, qui traver-se sans s'émouvoir le no mans land du Mur disparu, Thome ne souligne pas (avec ce gros plan sur la pancarte Berlin auquel peu de cinéastes auraient résisté) le sym-bolisme de cette promenade déjà devenue banale et quotidienne, mais, cependant, prend fermement acte du
passage nonchalant en ce lieu d'un homme venu d'un ailleurs longtemps verrouillé. Alors qu'un gros plan sur cette pancarte aurait introduit dans cette première séquence un autre espace (historique, objectif), la mise en scène de Thome réunit ainsi, en un seul mouvement, deux manières différentes de concevoir la même action: voir Zenon partir au square avec ses enfants, c'est voir en même temps un ex-Allemand de l'Est se rendre tranquille-ment à Berlin à vélo. Il n'y a pas d'un côté l'Allemagne réunifiée (comme sujet) et de l'autre la vie de Zenon (comme scénario) mais une conjonction parfaite, au présent, dans une seule durée, de l'individuel et du poli-tique, du collectif et du particulier, de la fiction et du matériau documentaire. Une entrée en matière qui, mine de rien, ne laisse rien au hasard et donne la mesure de ce que réussit Thome avec Le Coup de foudre: pousser au plus loin la logique d'un projet de cinéma auquel il est toujours resté fidèle - exploration intime de petits groupes vivant en vase clos, observation minutieuse des sentiments chez des individus qui, comme Zenon, n'ont pas une conscience aiguë du monde extérieur dont ils ne peuvent, malgré tout, éviter d'être (plus ou moins) représentatifs.

L'ensemble du film reprend la formule-clé qui guide ses premières images : pendant ce temps. Pendant que Zénon emmène sa progéniture au jardin d'enfants, c'est l'Allemagne nouvelle qui se révèle et, pendant que Zenon lit et que ses enfants jouent, Elsa s'asseoit à ses côtés (« Je ne vous ferai rien », dit-elle comme il s'écarte un peu) et, déjà, prend les choses en mains, scelle l'amitié entre sa fille et le fils de Zenon en les amusant, lance une invitation pour un goûter, organise une histoire. Pour s'assurer, semble-t-il, que nous n'allons pas nous contenter d'être les spectateurs passifs de cette rencontre somme toute très ordinaire, Thome nous en livre très vite les codes d'accès métaphoriques (Elsa, ex-Allemande de l'Ouest, est futurologue, Zenon est archéologue au chômage), plaçant ainsi son film sous le signe du plaisir de l'interprétation la plus ludique (son but n'est pas tant de nous faire percevoir une signification cachée, jamais très mystérieuse, que de nous faire entrer dans cette logique du double point de vue qui structure le film). Il n'est donc pas difficile de reconnaître en Elsa une incarnation de l'énergique et entreprenante Allemagne de l'Ouest guidant sa pauvre moitié d'orange - un Zenon dépassé par les événements, contraint d'accepter cette domination bienveillante mais sans appel - vers un avenir paradisiaque où le bonheur est uniquement défini par les conventions (capitalistes) des vainqueurs de la réunification (qui prennent des vacances au bord de la Mer du Nord en camping car). Ce décalage, Thome le rend sensible en le prenant d'abord au premier degré avec un regard terre à terre sur l'organisation pratique d'une relation amoureuse. Là encore, preuve de la cohérence d'un parti pris qui ne tourne jamais au procédé, la loi temporelle à laquelle obéit le film fonctionne à merveille: pendant que Zenon, revenu chez lui, s'occupe de ses enfants, Elsa travaille, s'achète une robe et pense à lui; elle lui envoie un télégramme (il n'a pas le téléphone) et, pendant qu'elle est au théâtre, il l'appelle chez elle. Les désirs se croisent avant de se rencontrer et de synchroniser leur vitesse respective, celle de la Golf d'Elsa et celle du vélo de Zenon.

Dans cette radiographie de l'Allemagne actuelle, Thome conjugue ainsi la distance critique (épinglant les déséquilibres profonds d'une colonisation civile de l'Est par l'Ouest) et une proximité avec le réel le plus concret qui tend au constat d'impuissance: il faut dénoncer l'idéologie triomphante et les rapports de force d'une nation renaissante mais, pendant ce temps, pendant qu'on analyse et qu'on critique cette situation, certains (Zenon. Elsa) en ont déjà fait un mode de vie, en toute innocence, au nom de l'amour (et dans cette mise en scène du quotidien remodelé par la réunification, C'est le point de vue majoritaire d'Elsa qui, logiquement, l'emporte). Le Coup de foudre est donc un extraordinaire repère pour comprendre où en est l'Allemagne aujourd'hui, où en est le cinéma (lui veut parler de ce pavs et où en est, pour un cinéaste comme Thome, la question du regard (forcément scindé comme s'il était encore impressionné par la trace de la frontière) et de la fiction forcément élémentaire, comme si elle réapprenait à compter - addition au lieu de division - et à parler à deux voix). Faire un film avec les moyens du bord et réfléchir, du même coup, à ce que ces conditions expriment: interventionniste, Thome intègre la réalité nouvelle à une mise en scène d'une élégance et d'une rigueur jubilatoires. Cette place est la plus actuelle qui soit, démarquée du cinéma politique d'hier comme des brouillons sociologiques que sont les figures imposées de tant de films aujourd'hui.

Si Thome croit à la vérité de ce qu'il filme, et à un cinéma qui permet de voir simultanément l'envers et l'endroit des choses, il se refuse en effet à en tirer des affirmations définitives sur l'état de l'Allemagne et relativise la portée de son analvse, en la ramenant toujours à l'échelle du petit univers de Zenon et d'Elsa, ces deux amoureux qui vivent un bonheur idéal et, en bons individualistes préoccupés de leur unique bien-être, sont des objets d'étude juste assez incomplets pour garder une liberté de vrais personnages. Thome les accompagne donc vers l'union parfaite, plus difficile à réaliser que le coup de foudre du titre ne le laissait croire: Elsa et Zenon ne s'aiment ensemble (dans une scène d'une pure beauté) qu'après plus d'une heure de balbutiements maladroits. Tour va très vite alors et, des quelques singularités de ce duo pareil à tant d'allures, il ne reste bientôt plus rien: Zenon retrouve un travail et place ses enfants à la crèche, Elsa veut se marier, chacun renonce allègrement à ses choix et leur aventure se consume dans une banalité a peine digne d'intérêt. Au moment où, face a ce bonheur petit bourgeois des personnages du Coup de foudre, le double point de vue du film n'est plus honnêtement tenable (trop distancé, le regard se fait moqueur, trop proche il devient caricatural), Thome passe a la vitesse supérieure et emporte son film vers des horizons inattendus. C’est la plus belle scène de ce conte moderne: face au public d'une salle de conférences, Elsa termine une brillante intervention, radieuse, plus heureuse que jamais car elle sait que c'est l'amour de Zenon qui lui a permis de donner, dans son travail aussi, le meilleur d'elle-même. Ce que dit Elsa en conclusion est presque une formalité, presque: "Nous sommes dans l’astronef Terre et nous avançons à toute vitesse, sans lumière.” Une petite phrase qui fait froid dans le dos et contraste avec le sourire d'Elsa qui, aveuglée par sa joie, ne mesure pas l'abîme que ces quelques mots ont ouvert sous ses pieds : pendant qu’elle se rejouit de sa réussite, Thome nous dit, à travers elle et a travers son inconscience, la vanité de toute chose et remet le bonheur d'Elsa et le triomphe de l'Allemagne qu'elle symbolise à leur place, bien petite dans un monde qui avance au coeur des ténèbres d'une vie que le temps emporte. Cet ultime désir de faire le point sur la réalité de l'histoire du Coup de foudre est naturellement ironique, clin d'œil au minimalisme du récit et à cette dérisoire ambition humaine qui, pour construire le bonheur, prend appui sur le vide. Mais cette lucidité n'est jamais cynisme : Thome a foi en ce bonheur qui, vu de haut sur son astronef terre, est un peu le zéro dans l'infini, il aime et comprend cette vision de l'existence qui s'arrête à l'image de l'autre et à ce décor de biens matériels rassurants, qu'il filme avec l'attention et la précision de celui qui partage les mêmes illusions, et n'en est pas dupe. C'est là sans aucun doute la morale de cette fable pédagogique qu'est Le Coup de foudre: amener son spectateur - aussi heureux dans le noir de la salle qu'Elsa peut l'être, perdue dans le noir du cosmos qui cerne sa petite planète - à voir ce qui, dans une scène, se joue au-delà de cette scène et ce qui, dans une vie, se joue au-delà de cette vie. C'est donc à nous qu'il revient de faire entrer le hors-champ de l'Allemagne dans le film, et c'est à nous qu'est donné le plaisir d'être en sympathie avec les personnages du Coup de foudre, tout en avant sans cesse sur eux une longueur d'avance. En prenant son spectateur par la main pour lui ouvrir les yeux, c'est - comme en réponse à un vœu fameux de Wenders qui était resté lettre morte - c'est le monde, la vision que nous en avons, mais aussi le cinéma que Thome parvient à rendre meilleurs.

Frédéric Strauss dans Cahiers du Cinéma No 459

 


 


Berlin
Loin de l'Europe

Dans une Allemagne réunifiée depuis deux ans, le cinéma se perd dans l'esthétique provinciale nêe du fédéralisme. Seules productions nationales a succès, les comédies sont trop typiques pour étre exportées et ouvrir le marché. Mais l'horizon s éclaircit du côté du cinéma d'auteurs: démarches personnelles d'individus pour qui cinéma européen rime avec bluff.

Arrivée à Berlin en vélo avec Zenon Bloch qui habi-te ait au sud de la ville, dans un petit village de l’ex--Allemagne de l’Est. Zenon a perdu sa femme dans un accident de voiture et, depuis la chute du Mur, il a aussi perdu son travail d'archéologue. Il consacre maintenant ses journées de chômeur à ses deux enfants, Nicolai (six ans) et Joya (trois ans). C'est une expérience très agréable que de découvrir l'a vie quotidienne allemande à
travers Zenon, le héros du premier et du plus beau film que j'ai vue à Berlin. Liebe auf den ersten Blick (Coup de foudre) de Rudolf Thome. Un bonheur de spectateur menacé. Depuis mon dernier séjour ici, il y a un an (voir les Cahiers no 447), rien n'a, en effet, vraiment changé pour le cinéma allemand: les salles de la ville sont toujours colonisées à quatre-vingt-cinq pour cent par la pro-duction américaine et les seuls films allemands qui ont la chance d'y tenir le haut de l'affiche sont des comédies commerciales sans grand intérêt (les autres doivent se contenter de petites salles ou ne sont pas distribués).

Mais le film de Rudolf Thome et l'histoire de Zenon, mon cicérone, ne font que comenen-cer. Dans un square de Berlin, Zenon rencontre Elsa Süsseisen qui, elle, a toujours vécu à l'Ouest, travaille comme futurologiste dans un bureau d'études, roule en Golf et, chaque jour, conduit à la crèche sa fille Sophie (quatre ans) dont le père a disparu aux Etats- Unis. Elsa et Zenon vont s'aimer: télégramme (il n'a pas le téléphone), rendez-vous, premier baiser, première nuit ensemble, itinéraire d'un bonheur simple que Rudolf Thome décrit avec une minutie émue comme un miracle banal et permanent. Une épure à laquelle un soupçon d'ironie donne tout son piquant. C'est, en effet, Elsa qui guide Zenon sur sa Carte du Tendre, c'est elle qui le pousse à retrouver un travail, le présente à ses parents, l'emmène en voyage au bord de la mer, l’installe chez elle, le demande en mariage et lui demande un nouvel enfant. Revenir à la première de toutes les histoires et ne rien raconter d’autre que ce boy meets girl éternel, c'est pour le berlinois Thome, filmer son pays au pré-sent, ou comment Elsa-l’ex-Allemagne de l’Ouest mène la danse et materne Zenon-l'ex-Allemagne de l'Est, sa moitié d’orange n'est pas encore dans la course et se laisse faire docilement. Suffisamment fin et sensible pour que son histoire ne soit pas seulement prétexte à une fable et existe pleinement, dans toute sa simplicité Liebe auf den ersten Blick est un savoureux reflet de l'actualité. Que le Film soit également representatif du cinema allemand actuel est une autre histoire.

Au bar du grand hôtel où nous avons rendezvous, Rudolf Thome affiche le sourire radieux d'un cinéaste heureux. Il vient de voir Conte d'hiver, qu’il adore, et, surtout, il reconnaît s'être fait très plaisir en tournant son dernier film. «J'aime raconter des histoires et fonctioner celle de Liebe auf ersten Blick, dont la structure très simple evoque pour moi le carré noir de Malevich, était un challenge. C'est une histoire où il il n’y a que du bonheur pur, cela peut être difficile à accepter pour le spectateur et c’était l’autre pari du film.” Le succès de Liebe auf den ersten Blick, qui a reçu un accueil critique et public très favorable en Allemagne. conforte Thome dans sa volonté de prendre des risques à tous les niveaux. Producteur de ses films depuis toujours, comme bon nombre de cinéastes allemands, il vient en effet de pas-ser à la distribution en créant sa propre société Prometheus Verleih) et a déjà hâte de recommencer, avec son prochain film, le travail qu’il a mené à bien pour la pre-mière fois sur Liebe auf den ersten Blick: superviser la réa-lisation de l'affiche, concevoir le dossier de presse, sélectionner les photos pour l'exploitation. Une stratégie d’économie autarcique qui, face à l'état de santé de plus en plus alarmant du cinéma allemand, semble rejoindre celle d’une cellule de crise. Thome pourtant s'en défend. "Je prends un très gros risque en distribuant mon film mais ce n'est pas faute d'avoir cherché un autre distributeur,je n'ai simplement pas pu arriver à un accord avec celui qui voulait prendre lefilm. Il est vrai que les films américains bloquent les salles et cette situation ne fait qu'empirer mais il y a vingt ans, notre cinéma connaissait des difficultés presque aussi importantes quand des jeunes evploitants ont racheté des cinémas pour montrer les fillns du jeune cinéma allemand. Cela devrait pouvoir se passera nouveau aujourd’hui. Pour la sortie de Liebe auf den ersten Blick, j’ai dû me contenter de salles assez peu assez peu attractives mais je crois que ce serait la même chose si je distribuais le film à Paris: c'est au Max Linder queje voudrais le montrer et je ne le pourrai pas

Liebe auf den ersten Blick a coûté beaucoup plus cher que les trois films précédents de Thome. Le Microscope, Le Philosophe et Sept Femmes, réunis dans une trilogie autour d'un même concept de production: un budget de 400 000 marks par film (environ 1,4 millions de francs) provenant en majeure partie de subvention de la ville de Berlin. Cette aide est aujourd'hui beaucoup plus difficile à obtenir, le nombre de cinéastes qui la demandent ayant plus que doublé avec l’arrivé sur le marché des metteurs en scène est-allemands. Pour Liebe auf den ersten Blick, Thome n'a ainsi pas pu percevoir le financement qu’il escomptait de Berlin mais, là encore, il refuse de se plaindre. "J’étais furieux de ne pas pouvoir davantage d’argent car mes derniers films ont bien marché et, régulièrement, j’apporte un gros chèque pour rendre l’avance qu’on ma donnée, étant l’un des rares producteurs allemands à le faire, du moins dans le créneau de cinéma que j’occupe. Tourner des films avec des très petits budget, comme ceux de la trilogie, signifiait au départ pour moi l’assurance d’une grande liberté mais je me suis rendu compte que le public et les critiques jugeaient ces films comme les autres, sans tenir compte des conditions difficiles dans lesquelles ils avaient été faits et qui les rendaient un peu fragiles. J’ai donc voulu retrouver un budget réduit mais décent afin de redonner au spectateur une sensation de cinéma qui manquait peut-être dans ces films tourné en plans fixes et presque sans lumière artificielles.”

A la parfaite harmonie narrative de Liebe auf den ersten Blick répond donc la cohérence d’un mode de production dans lequel Thome a réussi à trouver son équilibre en respectant les limites que lui impose un système plutôt déséquilibré (peu d'argent, peu de salles et donc peu de spectateurs pour le cinéma d'auteur allemand). Se maintenir à la bonne échelle c'est dans la logique de cette démarche person-nelle, exclure la possibilité de multi-plier les sources de financement et il est clair que le bonheur de Thome ne passe pas par le marché euro-péen. "Quand j’aurai en projet un film de plus de 2 millions de marks, j’aurais sans doute besoin de trouver un coproducteur européen mais je ne l’envisage pas pour l’instant car les chances qu’un film de ce coût puisse être rentabilisé dans le système actuel sont très faibles. Au niveau qualitatif, les films coproduits par plusieurs pays européens ne me semblent pas davantage étre un avenir pour le cinéma. Les coproductions demandent également un énorme travail administratif et nécessitent un type de producteur capable dejongler avec les lois et les aides européennes et de réunir la pièces du puzzle. En ce qui me concerne, je ne sais pas vraiment comment fonctionne ce système parceque je n'ai pas le temps de le comprendre. Pour son dernier film, j'ai vu que Kaurismäki avait réuni de l'argent venant de plusieurs distributeurs européens à qui il avait vendu ses films, c'est un mode de coproduction plus personnel que le parcours européen qui n'est souvent que du business. C'est d'ailleurs surtout au niveau de la distribution que je me sens concerné par le marché européen. En tant que producteur, la possibilité de vendre mes films à l'étranger m'apporte une aide essentielle puisque l'exploitation des films allemands est très difficile en Allemagne. Liebe auf den ersten Blick est sorti dans quelques salles de l'ex-Berlin Est mais les résultats n'étaient pas suffisamment bons pour nous permettre d'atteindre d'autres villes importantes comme Leipzig ou Dresden. Les ex-Allemands de l'Est ne s'intéressent pas au cinéma, ni à la culture en gênéral pour le moment, ils ont d'autres priorités. Cela demandera du temps et en attendant que le cinéma retrouve sa place chez eux, les distributeurs américains s'y sont évidemment déjà installés.

Pour son nouveau film, dont il prévoit d'interrompre le tournage afin de venir présenter Liebe auf den ersten Blick à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, Thome s'apprête à partir aux Etats-Unis et en Grèce. Il tournera pour la première fois en anglais mais inutile de voir là un éventuel passage du cinéaste à une dimension plus internationale: La Déesse du soleil raconte une histoire d'amour entre un Américain (qui parle sa langue) et une Allemande et ce sera un film allemand, cent pour cent Thome.

Frédéric Strauss dans Cahiers du Cinéma Mai 1992

 

 

Un conte allemand de l'Ouest

LE COUP DE FOUDRE. Tout comme Eric Rohmer, Rudolf Thome a le goût de la théorie, des fictions philosophiques et de leur exposé, voire de leur mise à l'épreuve au cinéma; il y eut ainsi Tarot adapté des Affinités éléctives en 1985, ou Le Philosophe en 1988. Comme lui, il s’intéresse au bonheur, et meme aux conditions du bonheur, ce qui est plus difficile: et pose très vite au cinéma des problèmes de genre. La comparaison s'arrête là, leurs références philosophiques: ne sont pas les mêmes, ni leurs personnages féminins, ce qui n'est pas sans rapport avec le propos de «leur philosophie» Et si ce Coup de foudre-là fait beaucoup penser au Conte d’hiver, parce qu'il s'occupe comme le film de Rohmer de réaliser un absolu roman d'amour (plutôt que pur), il en ignore les détours de parole, cette distance qu’on pouvait trouver cruelle, le regard aigu que le çinéaste français portait sur le rève de bonheur de son héroïne Félicie. Il semble au contraire que le film de Thome épouse tout à fait le point de vue (épouser, c'est bien le sujet), mieux (ou pire) la volonté d'Elsa, femme-déesse, blonde fée allemande qui n'aurait pas lu de roman-photo, mais Goethe-le-Père et Platon, pour emprunter au premier sa vision d'une mystérieuse harmonie entre l'homme et la Nature englobant la vie et la mort, au second le discours d'Eryximaque dans Le Banquet, ses propos sur l’amour honnête et l'harmonie.

Qu'on en juge plutôt: une jeune femme futurologue, un homme jeune, archéologue. Elsa, épanouie, allemande de l'ex-Ouest, Zénon, comme le philosophe d'Elée, brun et étriqué, allemand da l’ex-Est. Il est veuf, elle est séparée, elle le choisit dans un parc, ils s'aiment avec les trois enfants qu'ils ont déjà à eux deux, cela fait une photo de famille à la fin du film sans qu'il se soit passé beaucoup plus que le temps de se trouver et de régler les problèmes matériels.

Comme ils se sont rencontrés un jour de vent, non plus la tempète du «Sturm und Drang», mais tout de même un souffle qui faisait signe en passant sur les buissons derrière eux, ils échangent leurs alliances sur la plage, devant la mer, chacun portant son prénom sur un tee-shirt, meme les enfants. Tout a pris sa place, dans un ordre des choses qui est celui de la Nature, ainsi que le dit Elsa pendant la grande scène d'amour du film: elle s'y connaît, puisque par son métier elle travaille à l’embellissment du monde.

Il faut dire d'abord combien est troublante cette disposition presque mathématique du couple, comme il est étrange presque envoûtant de voir ainsi s’aplanir les obstacles, s'ordonner les étapes d'une relation suivant un mouvement harmonieux qui ne paie semble-t-il aucun tribut à la violence. Tout change en effet dans l'unité recomposée du couple, Elsa explique q’elle a réussi sa conférence grâce à l'amour de Zenon et lui que la chute du Mur avait mis au chomage retrouve une ancienne relation de travail qui ne demande qu'à l'employer. Les oppositions initiales ne se durcissent pas, mais se résolvent de façon musicale, dans la mesure précisément où «on peut dire de la musique aussi qu’elle est la science de l’amour relativement à l’harmonie et au rythme» (Le Banquet). La mise en scène de Thome traite sur un ton de sérénité apollinienne les scènes de vie de ces gens ordinaires qui vont à la crèche, prennent des goûters avec leurs enfants, achètent des robes et des caravanes quand ils sont amoureux.

Elsa le fait du moins. C’est elle en effet qui a l'initiative des choses, qui ordonne la relation, se déplace et fait sans aucun doute beaucoup plus que la moitié du chemin. Il faut cela, car Zénon mérite bien du philosophe grec à qui il doit son nom, celui qui avait tenté de prouver par un paradoxe l'impossibilité du mouvement (pour aller d'un point à un autre, un mobile devrait parcourir la moitié de la distance qui l'on sépare, et auparavent là moitié de cette moitié... échec de l’entreprise) et ne bouge pas, ne travaille pas, ne mène plus ses enfants à la crèche. Il en fait moins encore, trouve-t-on, quand il est amoureux. Comme tout bon conte d'amour, Le Coup de foudre se joue des contraires pour aller contre le probable et contredire la règle, un Pretty Woman à l'allemande en quelque sorte. A ceci près que avant de dépasser l'opposition sociale du Prince et de la Prostituée, le film de Marshall en gardait la violence, au demeurant très féconde sur le plan narratif.

Quand on parlait de mathématique, c'était en suivant les signes proposée par Rudolf Thome. Il y a cependant quelque chose dans le jeu de la démonstration philosophique et amoureuse qui force la réalité au point que les références risquent de se tourner contre son film. D'autant que l'histoire d'amour se donne comme métaphore de la réunification allemande. Or sauf à n'y voir qu'une simple fable, un exposé où les éléments de réalité ne joueraient que comme traces, voire cautions de contemporanéité sans profondeur, hypothèse peu flatteusé, contredisant l'idée mème de conte philosophique (sinon la philosophie même) et en un sens le style équilibré du film pousse à oublier les fonds de la fable, on est gêné de ce que toute cette plénitude exclut pour être plénitude. Ce n’est pas le bonheur ordinaire d'Elsa et Zénon qui est en cause, le rève de caravane, d'alliance et la promesse d'un nouvel enfant, c'est le silence qui rend possible ce bonheur, c'est l'exclusion narrative et donc esthétique du point de vue de Zénon. En un mot, ce réve construit avec les Grecs et l'idée allemande de la Nature est à l'évidence un réve de l'Ouest, jusque dans cette volonté d’harmonie universelle, ce désir du bien qui le rapproche d'un film comme Céline (une histoire de femmes sans hommes précisement), celui-ci plus yoga-new age celui-là plus écologique. Allemagne oblige. Sans insister sur la métaphore politique. parce que Thome se défend avec une douce ironie de toute gravité (douce, l'ironie, sauf dans la scène glaçante où Zénon «passe» devant le père d'Elsa), on ne veut que suggérer la violence soujacente qu'il y a à rèver l'union d'un seul point de vue. Bien sûr, Le Coup de foudre est un film qui veut du bien au spectateur, mais voilà soudain que celui-ci se prend à voir le film d'horreur caché derrière le conte.

Laurence Giavarini dans Cahiers du Cinéma, No 457, Juin 1992