Rudolf Thome est l'un de ceux-là. Son nouveau film, Tigerstreifenbaby wartet auf Tarzan (soit littéralement: Bébé tigre tigré se languit de Tarzan), n'est d'ailleurs de nulle part, puisqu'il se proclame une utopie.
Un homme un homme de chez Thome, c'est-à-dire grand, élégant
et sec arrive dans notre monde depuis le cinquième millénaire
où une mystérieuse maldie a décimé les femmes. L'homme du futur
vient donc chercher une femme d'aujourd'hui. Coup de chance, il
en trouve deux, jolies, élégantes et savantes, à qui le lesbianisme
ne fait pas peur. Ils partent vivre ensemble à la campagne. Madame
1 écrit un livre (intitulé "L'Utopie nouvelles"), madame 2 fait
merveilleusement la cuisine, monsieur découvre la nature du XXe
siècle. Comme toujours chez Thome, le sentiment est d'abord et
surtout politique. Une histoire d'amour n'est pas ce qui arrive
au cur, mais ce qui arrive à la cité. S'engager à aimer c'est
s'engager à vivre avec l'autre, ou les autres, selon tel ou tel
credo. Le couple à trois est d'ailleurs le modèle utopique idéal
puisqu'il oblige à dépasser les questions de possession et de
compétition (sentimentales donc économiques). Le cinéma de Thome
non plus n'est pas dans la compétition. Il ne veut rien prouver,
il filme tranquillement et de ce style d'une fluidité exemplaire,
sans l'ombre d'un effet (à côté, Rohmer est un cinéaste maniériste)
infiniment serein même dans la catastrophe, naît un film détaché
et apaisé, qui réussit à recréer formellement les conditions de
l'utopie: le calme des émotions et le silence du monde.
Stephane Bouquet dans Cahiers du Cinéma No 523
La seconde vieille connaissance, c'était Rudolf Thome, le régional de l'étape. Maintenant que ses films ont cessé d'être distribués chez nous (et pourquoi, hein?), il faut aller sur ses terres pour prendre de ses nouvelles. A en juger par Tigerstreifenbaby wartet auf Tarzan, il a l'air de se porter comme un charme, faisant toujours les mêmes comédies sentimentales gentiment loufoques, peuplées de jolies femmes compréhensives qui s'ébattent dans une nature édénique. A propos de Thome, un ami américain osait l'hypothèse suivante: il ne fait des films que pour s'entorer de jolies femmes dans de belles maisons à la campagne. Voilà effectivement une excellente raison la meilleure, en fait de faire du cinéma. Comment le lui reprocher? Ce serait d'autant plus injuste que Thome n'a jamais fait que présenter ses utopies à un public réduit mais complice, qu'il n'a rien perdu de son sens de la dérision et que sa nonchalance un tantinet hataine fait tout le prix de son cinéma, resté unique en son genre, surtout depuis que Jacques Davila le Rudolf Thome français nous a quittés un triste jour de 91. Tigerstreifenbaby wartet auf Tarzan a le charme de la persistance, c'est le film d'un homme qui s'obstine à voir le monde comme il le rêve.
Frédéric Bonnaud dans Les Inrockuptibles, Festival de Berlin
Voyage en grande utopie
On s'ennuyait ferme de Rudolf Thome, de la douce ironie de ses
contes philosopiques sur l'Allemagne contemporaine qui réussissent
à entremêler subtilement le général et le particulier dans les
recs de la fiction (Coup de foudre), de la finesse de ses métaphores
chargées de mythologie où les hommes et les déesses (Le philosophe)
se croisent le temps de quelque voyage en grande utopie. Coiffé
de son titre énigmatique (une ligne d'un poème qui aurait déclenché
le desir de fiction), Tigerstreifenbaby wartet auf Tarzan (littéralement
"Bébé Tigre tigré se languit de Tarzan") ne marque pas à cet égard
de réelle rupture avec la trilogie des "Visages de l'amour", les
trois précédents films de Thome, même si le récit prend cettes
fois ouvertement la science-fiction comme point de départ. Propulsé
sur notre planète depuis un futur improbable où la gent féminine
a disparu et où les hommes sont devenus immortels, Frank Mackay
recherche sur Terre une femme d'aujourd'hui pour la ramener dans
son univers. Il en trouvera finalement deux sur son chemin (Luise
et Laura) et, avant de repartir dans l'espace, il réalisera avec
elles le vieux rêve de l'harmonie universelle dans la "maison
de l'utopie", dont les piliers semblent soutenir le monde. Seule
Luise survivra, avec l'enfant de ce "Tarzan" blond venu d'ailleurs,
sorte d'Apollon chargé d'or qui propage autour de lui l'esprit
de concorde, tout en se languissant de son humanité perdue (lire
mortalité), comme les anges dans Les ailes du désir de Wim Wenders.
Le réalisateur du Microscope continue donc de filmer au présent,
sur le mode de la fable moderne, des utopies amoureuses vécues
en petite communauté, qui semblent ici renvoyer métaphoriquement
à l'état des lieux d'un pays à naître, aux prises avec ses propres
incertitudes. Luise parle à Frank du malaise qui traverse l'Allemagne.
Au même instant, un homme russe est abattu sous leurs yeux.
En une séquence, Thome dit tout de "la fin" du communisme et des
désillusions de la réunification. La fiction consacre une fois
de plus le repli sur la sphère privée (même si l'idée même de
couple est indissociable du politique et de l'économique), lieu
ultime de la mise à l'épreuve des utopies communautaires, voire
de quelques mythes apolliniens et dionysiaques. Entre les deux
femmes (les deux Allemagne réconciliés?), un demi-dieu réalise
provisoirement l'équilibre et l'harmonie des désirs par le développement
de la conscience
même si sous la surface lisse de l'embellissement
du monde, du paradis réinventé, l'horreur (déchainement des forces
subconscientes?)guettes toujours: voir les séquences du serpent
gobant la souris, ou le carnage final orchestré par le mari jaloux.
Fiction d'Allemagne(s) donc vue à travers le regard incisif d'un
"ethnologue amoureux" porteur d'une morale sans obligation ni
sanction, qui radiographie le quotidien et parvient à l'apaiser
en élevant le réel au rang de mythe. La grande force du cinéma
de Thome est de l'ordre de l'alchimie. À partir de récits à la
fois extravagants et faussement simples (voir les détours de la
narration), d'un plaisir contagieux de l'écriture et d'un réel
attachement aux acteurs, le cinéaste réussit en fait à transmuer
le réel en une sorte de songe éveillé qui confère au mythe son
existence esthétique. Fluidité lénifiante du montage, travail
sur les couleurs (vives, acidulées), beauté lumineuse des corps,
ivresse apaisante de l'amour, ludisme des situations: tout l'art
de Thome est là, dans cette capacité singulière de recréer le
monde et de nous amener sur le terrain du bonheur, tout en jouant
constamment du décalage de l'ironie pour installer une sorte de
distance critique par rapport au réel et au destin de ses personnages.
Le temps d'abolir le temps, le monde se remet alors à rêver son
avenir
Et le cinéma de courir après son innocence perdue, nous
gratifiant au passage de ses images pacifiantes qui nous font
aujourd'hui si cruellement défaut.
Gérard Grugeau dans 24 images
Cette comédie de l'Allemand Rudolf Thome s'avère une des grandes
surprises de la section Cinéma d'aujourd'hui. Le cinéaste, une
des figures de proue du cinéma allemand en train de renaître de
ses cendres, raconte ici l'histoire délirante d'un homme venu
du futur, sorte d'ange blond à la Terence Stamp habillé comme
un professeur de philo des années cinquante, venu chercher une
romncière pour l'emmener avec lui dans son futur où les femmes
sont mortes et où les hommes sont immoetels. Une aventure abracadabrante
avec des lingots d'or l'oblige à se cacher dans une maison de
campagne avec la romancière et une amie, qui amorcent un idyllique
ménage à trois.
Coline Serreau ne renierait certes pas cette comédie sur le bonheur,
la liberté morale et l'immortalité qui, malgré un scénario qui
ne s'encombre parfois de nuances, lance quelques mots d'encouragement
à tous ces chasseurs d'étoiles que nous sommes. Un film plus profond,
dramatique et terre-à-terre qu'il n'en a l'air. Ça fait du bien
quand même.
Martin Bilodeau, dans Le Devoir, Montreal 31.8.98