Les Formes de l'amour (1987)

 




LE DELIRE D'OBSERVATION

LES FORMES DE L'AMOUR (LE MICROSCOPE) (Allemagne, 1988). Scénario et réalisation: Rudolf Thome. Image: Martin Schäfer. Son: Hermann Ebling. Montage: Dörte Völz-Mammarella. Musique: Hanno Rinné, Gabriela di Rosa. Interprétation: Vladimir Weigl, Adriana Altaras, Malgoscha Gebel, Alexander Malkowsky, Barbara Beutler, Ganeschi Becks, Max Below. Production: Moana Film. Distribution: Films sans Frontières. Durée: 1 h 37.

Les personnages de Rudolf Thome, de plus en plus souvent, comme ceux de Fritz Lang étaient architectes, sont programmateurs informatiques. C'était le cas de Bruno Ganz dans La Main dans l'ombre. Celui du Microscope fabrique des programmes-pirates destinés à être introduits dans d'autres programmes pour les court-circuiter ou les détruire. Qu'est-ce à dire?

Soit un premier couple. Elle veut un enfant. Lui pas. Ils se séparent. Soit un second couple. Elle est seule. Il vient de rompre (c'est l'homme du premier couple). Ils s'unissent. Soit un troisième couple ami. Ils ont deux enfants. Les parents meurent opportunément dans un accident d'avion. Les enfants deviennent par substitution (adoption) ceux du premier couple réconcilié. Ça, c'est, si on veut, l'équation du film. Sa combinatoire, au sens de Goethe dont le précédent film de Thome, le splendide Tarot, adaptait «Les Affinités électives» : «Figurez-vous un certain A intimement uni avec un certain B, etc.» - ou de Rohmer: l'itinéraire de l'homme qui, après un détour par la femme-tentatrice, revient vers la femme-de-sa-vie (laquelle ressemble étrangement à Marie Rivière), est celui du héros des Contes moraux, Le Microscope étant d'ailleurs le premier volet d'une série consacrée aux Formes de l'amour.

Mais si j'ai commencé par parler de programmation, c'est que ce qui intéresse Thome, ici plus que jamais, c'est moins les figures ou même les stratégies du sentiment que ce qui les détermine et les mises en relation qu'ils déterminent à leur tour, ce qu'il y a d'organique, au sens biologique, dans les rapports humains comme dans l'ordre du monde. Il y avait déjà dans Tarot l'observation en vase clos, de réactions. Le Microscope, sans le confort d'aucun romanesque, est un vrai film de science naturelle sur le sentiment amoureux et la reproduction de la vie.

On voit alors cette chose curieuse: le héros, l'homme qui ne veut pas d'enfant, se mettre à élever des poissons en appartement (après tout, Büchner, l'auteur de «Woyzeck», étudiait bien leur système nerveux). Est-ce comique? Plutôt glauque en tout cas. Et l'acteur (Vladimir Weigl), dont on ne sait jamais si on doit le plaindre ou le railler, est remarquable en binoclard masochiste et tâtillon qu'un énorme plâtre, après qu'il soit tombé d'une échelle, viendra hawksiennement castrer, figeant son corps dans une position burlesque. Enfermé derrière ses aquariums, il ne voit plus le monde qu'à travers leurs parois de verre et bientôt la lentille d'un microscope sur laquelle son regard de plus en plus se rive, analysant tout ce qui lui tombe sous la main. Bien sûr, de l'aquarium (ou de la préparation à observer au microscope) au film, des poissons (ou des microorganismes) aux personnages, et du microscope à la caméra, il n'y a qu'un pas. Et, comme tous les films dont les personnages se livrent à une activité qui renvoie, comme en miroir, à celle du metteur en scène même, Le Microscope est d'abord un peu lourdement théorique et métaphorique. Cette raideur, Thome la dérange par le tremblé, la quasi improvisation, et pour tout dire, le côté documentaire de sa mise en scène, et surtout en traitant jusqu'au bout l'obsession de son personnage, en poussant jusqu'à son comble ce délire compulsif d'observation (on aurait dit jadis: cette pulsion scopique). En le poussant exactement jusqu'à l'observation par l'homme (puis par la femme) de son propre sperme après l'amour, dans une scène de baise incroyable où le couple déchiré se retrouve grâce au microscope. Moment vertigineux, comique et parfaitement étrange où un couple, incapable de choisir entre la distance séparatrice du regard et la réciprocité du contact charnel, ne peut que reproduire ce qu'il vient de voir dans le microscope (les ébats de quelconques cellules) avant, s'arrachant de nouveau l'un à l'autre, de se précipiter vers l'œilleton-fétiche pour regarder, si je puis dire, le résultat de ce qu'il vient de faire.

Les personnages, alors, ne sont plus à leur tour que des créatures, les représentants d'une espèce. Question d'échelle. Car le problème, là, un problème de regard, donc de mise en scène, que Thome résoud d'une manière qui n'appartient qu'à lui, assez indécidable, est celui de la distance à observer en face de ces créatures-personnages. A la fois suffisamment près pour qu'ils existent comme personnages (pathétiques) aux prises avec un univers d'une banalité sinistre et terrifiante. Et suffisamment loin pour pouvoir les observer comme créatures (dérisoires) obéissant aux lois de la Vie. La vie en gros plan, c'est la tragédie, et la comédie, la vie en plan général, disait Chaplin. Mais l'ironie? Est-ce que la tragédie, c'est la Vie au microscope ? Et la comédie, la vie en cinéma? Thome répond, sans décider, par une sorte d'équivalent du rétrécissement hawksien (encore lui) de l'espace, qui se réduit et se circonscrit à mesure que le film avance non pas à un lieu mais au champ du microscope. Rétrécissement paradoxal puisque ce qu'il produit, c'est un grossissement, un élargissement de la vision, et qu'il permet de voir l'invisible: la Vie. Mais la Vie, alors, ce ne sont plus que des cellules, ni comiques, ni tragiques, juste les composantes d'un programme: on y revient. Ce qui fait du Microscope un film expérimental. Au sens où il enregistre une expérience. Avec ses ratés, ses beautés et ses imprévus, flottant curieusement entre un sujet extrêmement vaste et ambitieux (la Vie, le Monde, l'Invisible) et une forme minimale et presque négligée. Quelque chose comme une comédie scientifique sur le couple filmée par Rossellini dans un pays de l'Est (Est-ce la dominante verdâtre de l'image? Le film a parfois l'air d'en venir). Et puis non, c'est encore autre chose. Le douzième long métrage de Rudolf Thome, le moins connu en France des cinéastes allemands de la génération d'Herzog ou de Wenders (mais pas le moins allemand, quoiqu'il en dise: cette organicité un peu inquiétante du monde n'a rien finalement que de très allemand). Peut-être parce qu'au lieu de voyager, simplement, il suit son chemin.

Marc Chevrie dans Cahiers du Cinéma No 414, Décembre 1988